Pénurie et surproduction

Carnets paysans

Quatre cent cinquante mille tonnes! C’est la quantité de pommes de terre de transformation excédentaire stockée en France en raison de la fermeture des restaurants et des cantines. Il en coûtera 35 millions d’euros à la France et à l’Union européenne pour réorienter cet excédent vers les filières non alimentaires: méthanisation (production d’énergie) ou amidonnerie (extraction d’amidon pour produire des pseudo-plastiques). Si les pouvoirs publics ne paient pas, les producteurs menacent de déverser leurs patates excédentaires n’importe où, au risque de provoquer des foyers de maladies fongiques (mildiou par exemple) sur les cultures en cours (La France agricole, 7 mai 2020).

En Suisse1>Pour la Suisse, l’Office fédéral de l’agriculture a établi un rapport spécial sur les effets de la pandémie sur les marchés agricoles: www.blw.admin.ch/blw/fr/home/markt/marktbeobachtung/land–und-ernaehrungswirtschaft.html/, c’est de la viande de bœuf qu’il a fallu congeler en toute hâte après que l’interprofession de la viande a eu l’idée brillante de demander un contingent d’importation de 1400 tonnes (dont 400 tonnes de filet, tout de même) le 6 mars… soit une semaine après que l’OMS eut relevé le niveau d’alerte et alors que le nombre de contaminations, en Suisse, était multiplié chaque jour par un facteur trois (Bauernzeitung, 7 avril 2020). La Confédération s’est engagée à hauteur de 3 millions pour cette opération de sauvetage, sans laquelle le cours du bœuf suisse se serait effondré, entraînant dans sa chute producteurs et transformateurs.

On pourrait continuer l’énumération en mentionnant les stocks record de blé, en Europe, (13 millions de tonnes, en hausse de 3 millions de tonnes par rapport à 2019) qui provoqueront immanquablement une chute des cours en juillet quand la récolte 2020 sera rentrée ou en voie de l’être. Les Etats-Unis et la Chine annoncent également des stocks formidables de maïs. Dans les deux cas, ces excédents sont causés par la baisse de la consommation de céréales fourragères (celles dont on nourrit les animaux), elle-même liée à l’arrêt de la restauration hors domicile, grande gaspilleuse de viande.

Mais ne nous y trompons pas. Ces déséquilibres provoqués par la pandémie ne sont que les signes spectaculaires d’un état de crise permanent dans lequel se trouvent les productions agricoles les plus industrialisées. Qu’on se souvienne des émeutes frumentaires qui éclatèrent au Burkina Faso, au Cameroun et au Sénégal en 2008 à cause de la hausse des cours des céréales provoquée par des récoltes moyennes et par l’orientation des stocks vers les agro-carburants.2>Dominique Baillard, «Comment le marché mondial des céréales s’est emballé», Le Monde diplomatique, mai 2008, pp. 12-13. Qu’on examine la baisse continue du prix du lait depuis la suppression des contingents de production. Qu’on observe, enfin, la crise viticole qui frappe la Suisse en raison d’importations massives et qui était déjà très bien engagée avant la fermeture des restaurants (Le Courrier, 16 janvier 2020).

Séveric Yersin a fort bien montré dans ces colonnes (Le Courrier, 13 mai 2020) comment, à ces désordres de répartition, s’ajoutent des désordres migratoires et sanitaires3>Mentionnons également, en Allemagne, les grèves des récolteuses et récolteurs d’asperges: www.sueddeutsche.de/gesundheit/gesundheit-bornheim-erntehelfer-bei-spargelbetrieb-protestieren-gegen-missstaende-dpa.urn-newsml-dpa-com-20090101-200515-99-74069 mettant en danger celles et ceux dont la surexploitation permet, en temps normal, le maintien de prix agricoles excessivement bas.

L’argument majeur des propagandistes de l’agriculture industrielle consiste à brandir le spectre de la pénurie pour justifier l’intensification illimitée de la mécanisation et du recours aux intrants (engrais, produits de traitement, pétrole). Or, pendant que silos et congélateurs sont pleins à craquer, on observe partout un accroissement du recours à l’aide alimentaire (Le Courrier, 11 et 18 mai 2020). En réalité, la grande réussite de l’agriculture industrielle et du libéralisme agricole aura été celle-ci: provoquer, en même temps, la pénurie et la surproduction.

Notes[+]

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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