Le célibat comme émancipation?
Il y a quelques jours, l’Office fédéral de la statistique a publié son rapport «Statistiques des villes suisses», où il apparaît notamment que la population urbaine réunit davantage de célibataires que de personnes mariées. Ainsi, un peu plus de la moitié de toutes les personnes habitant dans les grandes villes sont célibataires contre 32,9% mariées ou liées par un partenariat enregistré 1> Office fédéral de la statistique (2023). Statistiques des villes. Neuchâtel: OFS. (publié le 25.04.2023).. Ces résultats font écho aux données concernant la composition des ménages2>Office fédéral de la statistique (2023). Ménages et familles en 2021. Nouvelles informations statistiques. Neuchâtel: OFS. (publié le 23.02.23).. Ainsi, plus d’un tiers des ménages se composent d’une seule personne (37%). A côté de cela, près d’un tiers (27%) de ménages sont composés de couples sans enfants. Enfin, le nombre de ménages monoparentaux a quasi triplé durant les cinquante dernières années.
Ces éléments nous informent avant tout sur les bouleversements qu’ont connus les modes de vie ces dernières décennies. La famille est sans doute l’institution qui a le plus été bousculée; mais qu’en est-il du couple? En effet, si les ménages composés d’une seule personne traduisent probablement davantage des évolutions des modes d’habitation et de non-cohabitation, ils n’informent pas nécessairement sur les modes de conjugalité. Regardons de plus près.
Le couple ne se conçoit plus aujourd’hui comme une phase transitoire précédent nécessairement un établissement par un logement commun et un mariage, il s’est émancipé du seul couple hétérosexuel ou monogame, mais il reste rarement questionné. Preuve en sont les innombrables offres de sites de rencontres, de soirées ou d’activités (entre randonnées, cours de cuisine ou voyages) pour célibataires. Celles-ci n’étant pas destinées à apprécier un mode de vie choisi, mais à en changer à tout prix, le but étant de rencontrer l’âme sœur. Il semblerait que le couple soit devenu une fin en soi, là où la famille ne l’est plus nécessairement. A en croire les plus jeunes, on se dit «en couple» dès les premiers émois amoureux. Le couple n’est donc pas interrogé, il semble même s’être renforcé en ces périodes d’incertitudes économiques, professionnelles et climatiques…
Un présupposé n’est cependant jamais interrogé: le fait que le célibat ne puisse être qu’un état passager duquel il faut se débarrasser au plus vite, les personnes ne pouvant exister que par la coexistence ou l’adjonction à une autre. Il est non seulement rarement questionné, mais ne l’a en outre guère été d’un point de vue féministe. Certes, le couple hétérosexuel, lieu de reproduction des rapports de domination, de l’inégale répartition du travail domestique et de care, a été mis sous la loupe, mais une deuxième question n’a que rarement été posée: est-ce l’hétérosexualité qui instille rapport de domination et inégalités ou est-ce l’institution du couple, quel qu’il soit?
Du côté des femmes, sur lesquelles repose principalement le poids/la charge de la vie à deux, si le célibat est toléré jusqu’à 30 ans, il l’est beaucoup moins plus tard. En effet, les premières années de la vie adulte sont censées offrir une certaine place à l’expérimentation, tant au niveau des relations que de la vie professionnelle. Mais par la suite, il est socialement attendu que l’on soit en couple. Lorsque cela n’est pas le cas, l’entourage s’inquiète et brandit le double spectre de la «vieille fille» et de la femme qui ne sera pas mère, horloge biologique oblige. Un modèle est tout de même accepté, voire vanté dans les magazines féminins, celui de la célibattante, qui articule carrière professionnelle et vie sexuelle intense et variée… Mais derrière ce modèle en apparence émancipateur, la logique reste la même, celle d’une femme qui, pour exister et être reconnue socialement, a besoin d’être (même temporairement) accompagnée d’un homme. Une femme qui existe socialement au travers du regard et du désir masculins.
Les célibataires hétérosexuelles qui ne cherchent pas activement et qui restent sans hommes dans leur vie, quant à elles, semblent profondément déranger. Preuve en sont les nombreuses remarques mâtinées de pitié reçues par celles qui se sont «installées» dans un célibat de longue durée. Elles dérangent, car elles ne correspondent ni au modèle traditionnel des femmes qui s’établiront dans un mariage et la production d’enfants, ni au modèle capitalo-consumériste de la célibattante vissée à son appli de rencontres. Enfin, elles dérangent aussi, car sans le vouloir, elles sont profondément subversives.
En effet, elles font la démonstration au quotidien qu’il est possible d’avoir un mode de vie qui s’affranchit de l’obligation d’être en couple, d’être indépendantes et autonomes, de mener leur vie comme elles le souhaitent, sans attendre l’approbation de quiconque. Est-ce là adopter une position féministe? A voir les résistances qu’elles font naître, les célibataires semblent s’ajouter à la longue liste des «mauvaises filles», jugées rebelles, voire déviantes. Et comme d’autres figures subversives et émancipées, elles affirment leur autonomie dans la gestion de leur vie, leurs choix et la libre disposition de leurs corps…
Notes
Miso et Maso, investigatrices en études genre.