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L’or noir toxique de la cité des Anges

Vingt ans. C’est le délai fixé par la ville de Los Angeles pour mettre fin aux forages pétroliers dans ses divers quartiers. Ayant mesuré les impacts de puits en activité sur la santé des populations voisines, deux chercheuses voient la nécessité d’un véritable «plan de transition», doté d’un volet socio-sanitaire – afin de «réduire les effets existants».
L’or noir toxique de la cité des Anges
Des enfants jouent dans un parc à proximité d’une pompe à pétrole, dans la municipalité de Signal Hill, Los Angeles. KEYSTONE
Santé environnementale

A l’époque où Hollywood n’en était qu’à ses balbutiements, des puits de pétrole pompaient déjà dans les quartiers de Los Angeles. Un siècle plus tard, des milliers de puits actifs parsèment encore la ville. Souvent implantés à quelques mètres seulement des maisons, des écoles ou des parcs, ces puits peuvent rejeter des gaz et produits chimiques irritants et toxiques (benzène…) dans l’air.

Aujourd’hui, après quasiment une décennie d’organisation au niveau des collectivités et d’études démontrant les effets néfastes sur la santé des personnes vivant à proximité de ces forages, la longue histoire du forage urbain à Los Angeles touche à sa fin. Lors d’un vote unanime1>  www.bloomberg.com/news/articles/2023-01-25/los-angeles-county-blocks-new-oil-wells-mirroring-citywide-ban le 24 janvier dernier, le Conseil des superviseurs du comté de Los Angeles a voté l’interdiction de toute nouvelle extraction de pétrole et de gaz et la suppression progressive des opérations existantes. Cette décision faisait suite à un vote similaire 2> abcnews.go.com/US/wireStory/los-angeles-city-council-votes-ban-oil-gas-94371123 du conseil municipal un mois plus tôt. La ville a fixé une période d’élimination progressive de vingt ans, tandis que le comté n’a pas encore fixé de calendrier.

En tant que chercheuses en santé environnementale, nous étudions les impacts du forage pétrolier sur les communautés environnantes. Nos résultats sont clairs 3> J.E. Johnston et al. (2021), bit.ly/3Yi3TSC : ils montrent que les personnes vivant à proximité d’exploitations pétrolières urbaines souffrent de taux d’asthme plus élevés que la moyenne, de respiration sifflante, d’irritation des yeux et de maux de gorge. Dans certains cas, l’impact sur les poumons des résident·es·est pire qu’en vivant à côté d’une autoroute ou qu’en étant exposé quotidiennement à la fumée passive.

Une forêt de derricks

Il y a plus d’un siècle, la première industrie à connaître un essor à Los Angeles était le pétrole. C’était alors une ressource abondante, présente en surface ou peu s’en fallait. Dans la Californie du début du XXe siècle, l’extraction des minéraux était régie par des lois disparates; pour le pétrole, le premier à forer ramassait la mise et les droits d’exploitation. Cela a marqué le début d’une période de forage effréné, avec la multiplication anarchique des puits et équipements associés.

Au milieu des années 1920, la cité des Anges était ainsi l’une des plus grandes régions exportatrices de pétrole au monde. Une décennie plus tard, les installations pétrolières étaient tellement omniprésentes que le Los Angeles Times les décrivait, en 1930, comme «des arbres dans une forêt» 4>  S.S. Elkind (2012), bit.ly/3YmSsJ4 . Si les communautés ouvrières ont d’abord soutenu cette industrie prometteuse d’emplois, elles s’y sont ensuite opposées lorsque leurs quartiers ont commencé à en être victimes – des «villes sacrifiées sur l’autel du pétrole» 5> N. Quam-Wickham (1998), bit.ly/3wRZxpx . Dès les années 1920, les premières pollutions sont observées. Certains quartiers sont témoins d’explosions, de déversements de pétrole ainsi que de dommages à plus long terme pour la terre, l’eau et la santé. 6> G.V. Chilingar, B. Endres (2004), bit.ly/3WUdcac

Les tensions autour de l’utilisation des terres, des droits d’extraction et des chutes ultérieures des prix du pétrole dues à la surproduction ont finalement abouti à des restrictions sur le forage. S’est alors mise en place une pratique d’«autorégulation volontaire» des compagnies pétrolières pour limiter pertes financières et nuisances humaines, avec par exemple le développement de technologies de réduction du bruit. L’industrie a commencé à vanter ces approches volontaires pour détourner la réglementation gouvernementale.

De plus en plus, les compagnies pétrolières ont aussi cherché à camoufler leurs activités. Par exemple en installant leurs infrastructures d’exploitation à l’intérieur de bâtiments, derrière de grands murs 7> www.lamag.com/citythinkblog/hidden-oil-wells/ ou sur des îles artificielles au large de Long Beach 8>  lbbusinessjournal.com/thums-oil-islands-half-a-century-later-still-unique-still-iconic – ainsi que par tout autre moyen leur permettant de se fondre dans le paysage. Toujours présent, le forage pétrolier était désormais caché au grand jour.

Depuis les années 2000, l’industrie pétrolière connaît un nouvel essor. Les progrès des techniques d’extraction ont en effet permis d’accéder à des gisements jusque-là complexes à atteindre, ce qui a entraîné une relance des activités. Certains secteurs ont été particulièrement touchés par cette réaccélération de l’extraction. Les habitant·es de South Los Angeles et d’autres quartiers situés dans des champs pétrolifères ont ainsi remarqué de fréquentes odeurs chimiques, des saignements de nez chez les enfants et des maux de tête. 9> www.latimes.com/local/la-xpm-2013-sep-21-la-me-0922-oil-20130922-story.html

Des populations vulnérables

Aujourd’hui, on compte plus de 20 000 puits actifs, inactifs ou abandonnés, répartis dans un comté de 10 millions d’habitant·es. Près d’un tiers des résident·es 10>  news.usc.edu/184929/urban-oil-wells-drilling-lung-health-los-angeles-usc-research/ vivent à moins de 2 kilomètres d’un site actif, quand il n’est pas sur le pas de leur porte. Environ 75% des puits de pétrole ou de gaz actifs sont situés à moins de 500 mètres de zones d’«utilisation sensible des sols» telles que les habitations, les écoles, les garderies, les parcs ou les résidences pour personnes âgées. Or la ville de Los Angeles ne prévoit aucune zone tampon ou de retrait entre l’extraction pétrolière et les habitations.

Malgré plus d’un siècle de forage pétrolier, il n’y avait jusqu’à récemment que peu de recherches sur ses effets sur la santé. Travailler avec des agents de santé communautaire et des organisations locales nous a permis de mesurer l’impact des puits de pétrole sur les résident·es, en particulier dans les quartiers historiquement noirs et hispaniques. La première étape de notre enquête a consisté à mettre en place un porte-à-porte dans le secteur situé à proximité des puits du champ pétrolier de Las Cienegas (South Los Angeles), situé au sud-ouest du centre-ville. Nous avons interrogé 813 personnes, habitant 203 foyers. Ensuite, nous avons mesuré la fonction pulmonaire de 747 résident·es à long terme, âgé·es de 10 à 85 ans, vivant à proximité de deux sites de forage. Près de la moitié de nos interlocuteurs et interlocutrices, soit 45%, ne savaient pas que des puits de pétrole étaient exploités à proximité. 63% ne savaient pas comment contacter les autorités locales pour signaler des odeurs ou des risques environnementaux.

Nos constats en termes de santé pour ces populations sont clairs: D’abord elles sont plus fréquemment touchées 11> B. Shamasunder et al. (2018), bit.ly/3YgbLo9 par l’asthme que les résident·es de l’ensemble du comté de Los Angeles. Ensuite leur fonction pulmonaire est plus faible 12> Cf. note 3 . Plus une personne vit près d’un site de forage (actif ou récemment mis à l’arrêt), moins sa fonction pulmonaire est bonne, même après l’ajustement d’autres facteurs de risque – tabagisme, asthme, proximité d’une autoroute, etc. Les individus vivant jusqu’à 1 kilomètre sous le vent d’un site de forage sont plus touchés en moyenne que ceux vivant plus loin et contre le vent. L’impact est similaire à celui d’une autoroute ou, pour les femmes, à une exposition au tabagisme passif.

Les deux critères étudiés – la capacité pulmonaire (quantité d’air que l’on peut expirer après une profonde inspiration) et la force pulmonaire (avec laquelle on peut expirer) – sont deux indicateurs de maladies respiratoires, de décès dus à des problèmes cardiovasculaires 13> P. Baughman et al. (2012), bit.ly/3XfItol et de décès précoces en général. Nos travaux montrent donc une relation significative entre le fait de vivre près de puits de pétrole et la détérioration de la santé pulmonaire.

Nous avons également trouvé des preuves 14> A.J.L. Quiste et al. (2022), bit.ly/3HPVYFB que les contaminants liés au pétrole, y compris les métaux toxiques comme le nickel et le manganèse, pénètrent dans le corps humain. La contamination locale peut donc parfaitement frapper les communautés vivant à proximité des installations pétrolières. Grâce à un réseau de surveillance installé dans South Los Angeles, nous avons pu identifier la pollution spécifiquement liée au pétrole 15>  A. Collier-Oxandale et al., (2020), bit.ly/3HxqGCT dans les quartiers proches des puits. Nos capteurs situés à moins de 500 mètres des sites pétroliers 16> K. Okorn et al. (2021), bit.ly/3l4eSk6 ont mesuré l’émission de brefs pics de polluants atmosphériques et de méthane, puissant gaz à effet de serre.

Lorsque la production de pétrole sur un site est arrêtée 17> J.E. Johnston et al. (2021), rsc.li/3wRsqC9 , nous observons par contre des réductions significatives de toxines (benzène, toluène, n-hexane…) dans l’air des quartiers adjacents. Ces produits chimiques sont des irritants, des cancérigènes et sont connus pour être toxiques pour la reproduction. Ils sont également associés à des étourdissements, des maux de tête, de la fatigue, des tremblements et une irritation du système respiratoire, y compris des difficultés à respirer et, à des niveaux plus élevés, une altération de la fonction pulmonaire.

Une large proportion des dizaines de puits de pétrole actifs dans le sud de Los Angeles se trouvent dans des communautés historiquement noires et hispaniques, qui ont été marginalisées pendant des décennies. Ces quartiers sont déjà considérés comme faisant partie des plus pollués, avec les résident·es les plus vulnérables de l’Etat, et devant faire face à de multiples facteurs de stress environnementaux et sociaux 18> B. Shamasunder et al. (2022), bit.ly/3wSTIrU .

Le calendrier de la ville pour l’élimination progressive des puits existants est fixé à vingt ans, ce qui suscite des inquiétudes quant aux effets sanitaires persistants pendant cette période. Ces quartiers ont besoin d’une attention soutenue pour réduire les effets déjà mesurés. Et la ville elle-même a besoin d’un plan pour une transition juste et un nettoyage des champs de pétrole au fur et à mesure de la transition vers de nouvelles utilisations.

Notes[+]

*Professeure associée des sciences de la population et de la santé publique, University of Southern California.
** Professeure associée de politique urbaine et environnementale, Occidental College.
Paru sous le titre «L’impact des puits de pétrole sur la santé: le cas édifiant de Los Angeles» dans The Conversation, https://theconversation.com/fr

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