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L’impossible neutralité des journalistes

Le journalisme est toujours pris entre deux feux. Soit on lui demande d’être parfaitement neutre, objectif et impartial, d’être le miroir fidèle du monde, soit on exige qu’il soit politiquement engagé. On l’accuse en outre de relayer servilement les discours du pouvoir, politique ou économique. Une critique des médias parfois équivoque.
Médias

La pandémie de 2020 puis le combat des antivax ont mis sur le devant de la scène des dénonciations indifférenciées, qui demeurent généralement confinées à l’extrême droite, de tous les médias. Héritant de toute une tradition réactionnaire, ces discours s’imaginent brimés par un establishment aligné sur une seule et même position.

La confusion politique des débats autour de la pandémie a facilité la reprise de ce discours hors des seuls cercles d’extrême droite, mais elle existait déjà avant. Il n’est pas toujours facile de distinguer ce discours d’une critique sérieuse des médias.

On ne peut défendre la pluralité de la presse sans comprendre d’où vient cette pluralité, c’est-à-dire pour quelles raisons il existe plusieurs lignes rédactionnelles et en quoi cette variété est nécessaire pour faire advenir un espace public démocratique. La critique des médias fait elle-même partie de l’activité des médias, de la même manière que la critique des positions politiques des autres partis ou organisations fait partie du débat politique. Elle ne peut pas se contenter d’une dénonciation sans projet, mais être articulée à une pratique médiatique effective, par la création ou l’animation d’organes de presse, sous quelque forme que ce soit. C’est d’ailleurs ce qu’ont fait depuis longtemps les différentes composantes du mouvement ouvrier, en créant leurs propres journaux.

En d’autres termes, pour pouvoir énoncer une critique valable des médias, il faut le faire à l’aide d’une conception de ce qu’ils devraient être ou de ce qu’on souhaiterait qu’ils soient, idéalement.

Dans un essai paru une première fois en 2004, Du journalisme en démocratie, Géraldine Muhlmann décrit trois figures qui tentent d’articuler des réponses à ce problème. Elle identifie l’idéal de neutralité à la figure du journaliste flâneur, qui multiplie les points de vue sur un même objet, sans défendre une position précise à son propos. C’est d’une certaine manière ce que l’on apprend en école de journalisme: interroger toutes les personnes, recueillir tous les avis et, finalement, publier all the news that’s fit to print [toutes les nouvelles qui méritent d’être imprimées], comme le proclame chaque jour le New York Times depuis plus de cent ans. La personne qui incarne le mieux cette figure lui semble être Karl Krauss, l’auteur de Troisième nuit de Walpurgis, figure étonnante de la Vienne de l’entre-deux-guerres qui édite et rédige seul son journal, Der Fackel, pendant des décennies.

A l’inverse de cette posture, G. Muhlmann décrit le journaliste en lutte, politiquement engagé, défendant en même temps la liberté de la presse et une position que celle-ci rend possible. Elle donne comme archétype de cette figure Marx lui-même, dont l’activité journalistique ne s’est jamais interrompue, de ses premiers articles dans la Rheinische Zeitung aux interventions autour de la Commune trente ans plus tard, en passant par ses très nombreux articles dans le New York Daily Tribune. C’est un journalisme qui se dresse contre la société, contre l’idéologie dominante et ses relais médiatiques.

Il existe cependant une troisième figure qui, d’une certaine manière, vient combiner les deux précédentes, et qui participe plus activement au fonctionnement d’une société démocratique. C’est une conception du journalisme et des médias comme un ensemble d’organes et de personnes qui opèrent un «rassemblement conflictuel» de la collectivité. S’appuyant sur les travaux de Robert Park et Helen Hughes, deux sociologues de l’université de Chicago dans les premières décennies du XXe siècle, elle montre comment le journalisme est la mise en forme d’expériences communes qui ont pour effet de constituer un «public», une notion profondément articulée à la démocratie dans la pensée politique américaine de l’entre-deux-guerres.

Si la neutralité existait dans le journalisme, il suffirait d’un seul titre pour s’informer. Or nous savons bien qu’il n’en est rien. Ce qu’il faut dès lors défendre, c’est un espace médiatique – et donc un espace public – pluraliste, composé de toutes les opinions présentes dans la cité et qui s’affectent réciproquement. Et il faut défendre un journalisme qui établisse les faits sans penser que son travail se borne à cela.

Texte paru dans Pages de gauche n°186, Hiver 2022-23, dossier: «Neutraliser la neutralité», pagesdegauche.ch

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