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Vers la judiciarisation de la politique?

Dans un dossier intitulé «L’Etat de droit et la démocratie entre les mains de la justice et des tribunaux?», Infoprisons propose un tour d’horizon des problématiques liées à la judiciarisation de la politique. Il s’agit du premier volet d’une enquête sur le rôle de la justice face aux actions judiciaires de collectifs ainsi que sur les procès d’activistes du climat.
Vers la judiciarisation de la politique?
Pancartes devant le tribunal de Montbenon, à Lausanne, lors d’un procès climatique en février 2022. KEYSTONE/Laurent Gillieron
Politique et droit

De nombreux combats engagés ces dernières années contre la dégradation du climat ont pris la forme d’actions en justice contre des Etats. Plus de 2100 litiges climatiques ont été recensés à travers le monde depuis 1990.1>Cf. par exemple les statistiques de Grantham Research Institute on Climate Change and the Environnement at LSE and the Sabin Center at Columbia Law School, https://climate-laws.org/ En Suisse, plusieurs procédures sont en cours, notamment celle de l’association «Aînées pour la protection du climat», qui accuse le gouvernement de ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie des femmes âgées, menacée par les canicules. Par ailleurs, des procès ont eu lieu ou sont encore en cours contre des activistes pratiquant la désobéissance civile ou contre les «zadistes du Mormont».

Parler de «judiciarisation de la politique», c’est évaluer le pouvoir que peut exercer le système judiciaire sur l’orientation de la politique d’un gouvernement. Bien entendu, pour qu’elle se mette en mouvement, la justice doit être poussée par des mouvements qui entendent exercer une forte pression sur le monde politique à travers des actions telles que le blocage de rues, l’occupation du hall d’une banque ou d’une gravière, etc. L’efficacité de ces méthodes est sujette à débat. Quoi qu’il en soit, si la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) – qui doit se prononcer prochainement sur l’action judiciaire des «Aînées» – condamne la Suisse, le Conseil fédéral aura l’obligation de renforcer sa politique climatique.

Pour le moment, face aux actions de désobéissance civile, la justice suisse se cabre. Par tradition, les juges estiment n’avoir que très peu de marge de manœuvre car la loi est censée être suffisamment claire et précise, puisqu’elle émane d’un parlement et qu’elle possède une légitimité démocratique. De ce fait, elles et ils considèrent que leur tâche consiste à l’appliquer sans l’interpréter et sans se mêler de politique. Or le droit n’est pas figé. Il demeure dynamique, et il paraît important que l’interprétation des normes s’inscrive dans un cadre également dynamique et actuel, sans quoi les jugements se trouveraient particulièrement éloignés des enjeux sociétaux et des citoyen·nes à qui ils sont destinés. Certains jugements sont toutefois plus audacieux, à l’instar de l’acquittement en première instance des jeunes ayant improvisé une partie de tennis dans une succursale du Crédit suisse. Un jugement qui semble avoir ébranlé la magistrature, qui l’a parfois qualifié d’«activisme judiciaire».

Du côté des activistes, on peut se demander quel impact auront la répression et les sanctions prononcées, souvent sévères, sur leur engagement. Se retrouver à vingt ans avec une condamnation, des frais de procédures élevés et un casier judiciaire est extrêmement préoccupant. De ce fait, la lutte militante va-t-elle être abandonnée? Ou assistera-t-on à une escalade vers plus de violence? Pour l’instant, le militantisme pour l’environnement se revendique non violent et se réclame d’une responsabilité collective et non d’un intérêt personnel. De ce fait, juges et activistes ne peuvent se comprendre car ils ne sont pas sur la même longueur d’onde: la référence à la loi et à l’ordre d’un côté, l’engagement collectif en faveur d’une valeur existentielle de l’autre. Un aspect de ce décalage est illustré par le fait que les juges ne cessent de rappeler aux pratiquant·es de la désobéissance civile qu’il existe une kyrielle de moyens légaux pour faire entendre leurs revendications, alors que certain·es militant·es sont aussi des élu·es qui s’épuisent en vain à réclamer des actions ou à faire signer des initiatives.

Il faut encore noter que les phénomènes de judiciarisation de questions politiques ne sont pas nouveaux et ne se limitent pas à l’enjeu climatique. Dans un système fondé sur la séparation des pouvoirs, des tensions entre le monde politique et le monde juridique semblent inévitables. Au lieu de vouloir les régler par la prédominance des pouvoirs exécutif et législatif sur le pouvoir judiciaire, on peut faire en sorte qu’elles contribuent plutôt à l’établissement d’une interdépendance. Si un juge peut être ébranlé par le sentiment de détresse des prévenus qu’il a en face de lui au point de prononcer un acquittement, cela pourrait augurer de la capacité des magistrats d’acquérir une nouvelle représentation de «l’état de nécessité», augurant d’une évolution positive de l’Etat de droit. En France, par exemple, où le débat sur la judiciarisation de la politique semble plus avancé que chez nous, des juges se targuent de devenir «des acteurs centraux de la démocratie». On en est encore loin en Suisse: affaire à suivre…

Eric Cottier: non à «l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques»

La «judiciarisation de la politique», une instrumentalisation du pouvoir judiciaire? Le procureur général du canton de Vaud Eric Cottier a répondu aux questions d’Infoprisons.

Actuellement, dans de nombreux pays, des actions en justice contre l’insuffisance des politiques climatiques des Etats ont été déposées, suivies de condamnations de ces gouvernements. Craignez-vous qu’on assiste dans le futur à un déferlement de procédures judiciaires de ce type, en relation avec le climat ou d’autres domaines?

Eric Cottier: Il ressort de certains documents que j’ai eus en mains qu’un des éléments de la stratégie de certains activistes est un encombrement, une asphyxie de la justice par le biais d’oppositions systématiques, de recours, de refus de répondre, etc.; cela ne peut évidemment pas me satisfaire. Si c’est bien le cas, je veux croire que cela fera réfléchir ceux qui sont sceptiques lorsque l’on parle d’une instrumentalisation de la justice. De là à craindre un «déferlement de procédures», il y a un pas que je ne franchis pas.

Au cours des quelques procès pour désobéissance civile de ces deux dernières années, on a cru percevoir un certain flottement du système judiciaire. Comment l’expliquez-vous?

Des divergences dans les analyses juridiques et les jugements ne sont pas étonnantes. C’est peut-être même plutôt sain: ceux qui appliquent la loi ont encore un pouvoir d’appréciation; ils peuvent avoir raison, ou tort. C’est simplement caractéristique de la justice, même si, ici, cela a été fortement médiatisé.

A votre avis, la judiciarisation de la politique pourrait-elle contribuer à dynamiser la vie politique et la démocratie?

Pour reprendre votre expression, la vie politique et la démocratie devraient être dynamisées autrement, grâce aux outils démocratiques suisses (référendum et initiative). A mon avis, ceux-ci s’accommodent mal d’un pouvoir accru des juges. D’une manière très générale, il me semble ressortir de l’ensemble de vos questions que ce sont bien les personnes actives en politique, ou les groupes qu’elles constituent, qui veulent faire entrer la justice dans des débats politiques, plutôt que la justice qui voudrait s’immiscer dans le politique. Cette instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques est aux antipodes de ma vision des rôles des trois pouvoirs et des relations qu’ils doivent avoir entre eux. ACMS

Gaspard Genton: «C’est la CrEDH qui fait avancer le droit, pas la Suisse»

Avocat à Lausanne et défenseur des «zadistes du Mormont», Gaspard Genton est aussi détenteur d’un Master avancé en études politiques et de gouvernance et analyse des politiques publiques du Collège d’Europe, à Bruges. Entretien avec Infoprisons.

Est-ce correct de dire que la justice suisse est plus rigide que le politique face à un assouplissement dans l’interprétation de la loi et de son application?

Gaspard Genton: Oui, c’est juste. La justice suisse considère qu’elle n’est pas dépositaire de la compétence de faire avancer le droit. Si on prend l’exemple de la ZAD (occupation de la colline du Mormont), le problème n’est jamais abordé sur le fond par le tribunal, qui dit seulement «la loi dit que…». Mais la loi ne dit rien. La police cantonale a décidé, de concert avec le procureur, comment procéder à l’évacuation et à l’arrestation de toutes les personnes trouvées sur la colline. Or cette décision n’est pas imposée par la loi. Puis les procureurs ont décidé qu’il fallait les condamner à de la prison ferme de deux à six mois, selon un barème simpliste. Aucune de ces décisions n’a été prise conformément au droit, dont pourtant les «gardiens» de l’ordre se réclament.

Ce qui frappe dans l’argumentation du juge qui a acquitté les joueurs de tennis du Credit suisse, c’est sa manière de réinterpréter le droit. Son raisonnement pourrait servir
à engager un dialogue entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, ce que semble refuser totalement la justice en Suisse. Qu’en pensez-vous?

En effet. Ce refus tient à la conception que les juges ont trop souvent de leur travail et à leur compréhension de la séparation des pouvoirs: ils semblent malheureusement trop souvent considérer qu’il ne faudrait pas se mêler des affaires des autres. C’est une séparation des pouvoirs de personnes qui ne se parlent pas. Ils se retranchent derrière la solution prétendument imposée par la loi, sans reconnaître que le droit est un processus dynamique. Ce que je trouve extrêmement fort, c’est qu’on punit en Suisse des infractions à l’article 286 du code pénal (CP) qui prévoit que quiconque «entrave», sans même «empêcher», un acte officiel se rend coupable d’une infraction. «Entraver», face à l’action policière, c’est juste garder les mains dans les poches alors qu’on nous demande de les sortir! C’est se rendre coupable d’une infraction, parce que, a priori, tout ordre donné par la police est un ordre légitime.

Dans ce contexte, comment voyez-vous l’évolution de la justice? De plus en plus de collectifs qui déposent des plaintes? Plus de gens qui manifestent? Est-ce positif? Négatif?

C’est difficile de savoir ce qui se passera à l’avenir. Que ce soient des ZAD, des actions de désobéissance civile, des procès, c’est important que ces actions fassent évoluer le monde politique. Le fait que les juges de la Cour de Strasbourg [Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH)] prennent cette direction-là, même si les Suisses estiment que ça met en péril notre souveraineté, pourrait constituer un contre-pouvoir de droit et de justice. ACMS

Notes[+]

* Texte en version intégrale dans Infoprisons no 34, nov.  2022, https://infoprisons.ch/bulletin-34/

 

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