Donald Trump avait menacé de procéder à des expulsions massives de sans-papiers avant même le début de son second mandat. Au moment où il s’apprête à tenir sa promesse1>Le 29 janvier, l’administration Trump a abrogé la protection accordée à des milliers de Vénézuélien·nes aux Etats-Unis (dépêche ATS) , ndlr., il est important de comprendre comment se déroulent de telles expulsions massives. Ce qui se passe en République dominicaine peut servir de mise en garde.
En octobre 2024, le président dominicain Luis Abinader Corona s’est engagé à renvoyer 10 000 Haïtien·nes par semaine2>acento.com.do, 02.10.2024, tinyurl.com/28htd7ny. L’Organisation des migrations internationales a enregistré l’expulsion de 27 000 Haïtien·nes de République dominicaine à la fin octobre, le chiffre atteignant 40 000 le 18 novembre3>reliefweb, 26.11.2024, tinyurl.com/2s4bmj42. Les Haïtien·nes représentent la plus grande communauté de migrants de République dominicaine, car ce pays et Haïti se partagent l’île caribéenne d’Hispaniola. Selon la dernière enquête sur l’immigration menée en 2017 en République dominicaine, 497 825 Haïtien·nes y vivaient, ce qui représente 4,9% de la population totale. En supposant que ces chiffres n’aient pas, depuis, changé de manière radicale, 40 000 expulsions constituent une proportion importante de la population haïtienne du pays.
Des rafles violentes et arbitraires
Lors de mon séjour de recherche en juillet 2024, il est apparu clairement que l’armée, la police et les agents de migration dominicains avaient reçu des objectifs d’expulsion bien avant l’annonce faite par le président au mois d’octobre. Des personnes m’ont rapporté que les rafles de migrant·es étaient plus violentes et arbitraires à mesure que la date butoir approchait lorsque les objectifs n’avaient pas été atteints. Dans les zones frontalières, on m’a parlé d’Haïtien·nes expulsé·es qui se sont fait escroquer par des officiers de l’armée ou d’autres personnes qu’ils ou elles avaient payées pour être ramené·es clandestinement en République dominicaine, avant d’être à nouveau expulsé·es. Outre l’extorsion, les migrant·es sont également victimes de violences lorsqu’ils ou elles tentent de revenir. La pression exercée pour atteindre les objectifs du président Abinader alimente la vague actuelle d’expulsions au mépris du droit national et international4>Global Detention Project, 04.12.2024, tinyurl.com/bde8vuxx.
Selon la loi dominicaine, les enfants ainsi que les femmes migrantes enceintes ou allaitantes ne doivent pas être expulsées. Des organisations de la société civile rapportent toutefois que des rafles de migrant·es ont eu lieu jusque dans des maternités, en particulier en 2021, mais aussi au cours des derniers mois de 2024. Bien que la loi dominicaine accorde la priorité au droit des enfants au regroupement familial, les personnes que j’ai interrogées m’ont dit qu’il arrivait qu’on sépare de force des femmes allaitantes de leurs nourrissons. On m’a également parlé de cas où des «enfants d’apparence haïtienne» – en d’autres termes, des Noir·es – ont été embarqué·es dans des camions d’expulsion en rentrant de l’école. Le profilage racial joue un rôle majeur dans les expulsions en République dominicaine5>amnistie.ca/participer/2024/republique-dominicaine/mettons-fin-aux-expulsions-racistes-de-haitiennes. On cible des personnes noires sans prendre en compte leurs documents d’identité.
A titre d’exemple, lors d’un précédent séjour de recherche à la frontière nord de la République dominicaine en 2022, j’ai rencontré un adolescent dominico-haïtien que la police avait interpellé au milieu de la nuit. On n’avait pas laissé au garçon le temps de rassembler ses documents avant de le faire monter de force dans un camion des services de l’immigration. Il a été détenu dans des conditions difficiles à la frontière, loin de sa ville natale, pendant que sa mère cherchait des moyens de transport pour apporter ses documents aux autorités afin de prouver qu’il était bien dominicain.
Le seul fait que ce garçon possédait des documents était une chance. L’accès aux documents pour les Haïtien·nes, les Dominicain·es6>HNN, Health Equity Report 2016, 29.10.2016, tinyurl.com/27x9zjbw et plus particulièrement les Dominicain·es d’origine haïtienne a toujours été ardu. La situation s’est aggravée depuis 2013, quand on a dénationalisé jusqu’à 200 000 Dominicain·es d’origine haïtienne, les rendant susceptibles d’être expulsé·es vers un pays où beaucoup d’entre elles et eux n’avaient jamais mis les pieds.
Une vue aérienne montre une tour de guet le long d’une enceinte fortifiée
Tour de guet qui surmonte le mur de plusieurs kilomètres construit par la République dominicaine le long de la frontière haïtienne, mai 2024. (AP Photo/Matias Delacroix)
La main-d’œuvre haïtienne
La migration de la main-d’œuvre haïtienne est un élément important du développement de la République dominicaine depuis le début du XXe siècle. Au cours d’une période marquée par une occupation et une influence étasuniennes accrues sur les deux parties d’Hispaniola, les Etats-Unis ont encouragé la culture du sucre en République dominicaine7>April J. Mayes, in Comparative Racial Politics in Latin America, 2018, tinyurl.com/yc7c8wut, tout en instaurant un système de migration fondé sur la ségrégation raciale. Ce modèle visait à attirer les immigrant·es européen·nes et à dissuader les Noir·es et les Asiatiques de venir sur l’île.
L’unique option envisageable pour la majorité des Haïtien·nes qui souhaitaient immigrer en République dominicaine était un programme de migration de main-d’œuvre8>Political Geography, vol. 99, nov. 2022, tinyurl.com/93kpubxu destiné aux hommes haïtiens pour travailler dans les plantations de sucre dans des conditions d’exploitation extrême. Même si le sucre n’est plus le principal secteur de l’économie dominicaine, le pays reste une destination importante pour les Haïtien·nes, d’autant que c’est la seule qu’ils et elles puissent atteindre par voie terrestre.
La République dominicaine et Haïti sont d’importants partenaires commerciaux, avec un fort volume de marchandises qui traversent la frontière. Il existe aussi des pratiques sociales et culturelles transfrontalières de longue date qui façonnent la culture des deux côtés de l’île. La République dominicaine est également une destination courante pour les Haïtien·nes qui fuient la violence politique et les conséquences des catastrophes naturelles. Le tremblement de terre de 2010 a provoqué le déplacement d’environ 2,3 millions de personnes9>reliefweb.int/disaster/eq-2010-000009-hti, générant un nombre sans précédent de mouvements de population à l’intérieur du pays et vers l’étranger. Haïti ne s’est pas encore totalement remise de cette catastrophe.
Une profonde crise de gouvernance a résulté de l’intervention de nombreuses organisations internationales qui ont géré jusqu’à 2,4 milliards de dollars américains de 2010 à 2012, sans participation significative du gouvernement haïtien. D’autres catastrophes naturelles ont affecté Haïti depuis, dont un ouragan en 2016 qui a occasionné le déplacement de 175 000 personnes10>reliefweb, 20.10.2016, tinyurl.com/5xesjzye et un autre séisme en 202111>UNHCR, 16.08.2022, tinyurl.com/5wdvwck9.Haïti se trouve actuellement au cœur d’une grave crise politique. Après l’assassinat du président Jovenel Moise en 202112>E. Sael, J.F. Savard, theconversation.com, 09.07.2021, tinyurl.com/bded5sp4, les institutions publiques du pays se sont retrouvées considérablement fragilisées. La plupart sont tombées aux mains de groupes armés informels, notamment dans la capitale Port-au-Prince et ses environs. Ces gangs terrorisent la population. La mobilité à l’intérieur du pays est restreinte en raison de la violence et des prix exorbitants du carburant, qui rendent les transports hors de prix. L’accès à l’eau potable, aux installations sanitaires, à l’électricité et à la nourriture demeure un défi pour la vaste majorité de la population. Dans les zones où les gangs sévissent, la violence armée et sexuelle fait partie du quotidien.
Une crise profonde et qui dure
Selon un récent communiqué de presse publié par le Groupe d’appui aux rapatriés et réfugiés haïtiens, 1200 personnes sont mortes à cause de la violence des gangs entre juillet et septembre 2024. L’organisation fait notamment référence à un massacre perpétré du 6 au 11 décembre qui a entraîné la mort d’au moins 200 civils, dont de nombreuses personnes âgées, à Wharf Jérémie, un quartier de Port-au-Prince. La vague d’expulsions en République dominicaine est donc particulièrement condamnable, car les personnes expulsées sont contraintes de retourner dans un environnement d’une extrême violence13>haitiantimes.com, 20.10.2024, tinyurl.com/mry3fy2w.
La République dominicaine n’est pas le seul pays à forcer les Haïtien·nes à rentrer dans ces conditions. Selon les statistiques de l’Agence américaine de l’immigration et des douanes14>www.ice.gov/spotlight/statistics, les expulsions d’Haïtien·nes sans casier judiciaire ont doublé de 2021 à 2024 et ont été multipliées par dix en 2022. Les Haïtien·nes rencontrent des obstacles considérables pour accéder à la protection internationale dans l’ensemble des Amériques, à commencer par leur voisin immédiat.
Au moment où Donald Trump s’apprête à réaliser sa promesse d’expulsions massives15>nbcnews.com, 11.12.2024, tinyurl.com/fu5em5ew, il est important de suivre de près ce qui se passe dans les Caraïbes. Les Haïtien·nes ont été au centre du débat sur l’immigration pendant la campagne présidentielle étasunienne lorsque Trump a propagé de fausses affirmations sur la criminalité des migrant·es à Springfield, dans l’Ohio, ce qui a entraîné des menaces16>PBS News, 16.09.2024, tinyurl.com/hcsx6zxe à l’encontre de la population haïtienne de la ville.
Nous voyons la communauté internationale se détourner des Haïtien·nes alors même que ces dernier·ères traversent la pire crise politique que le pays ait connue depuis des décennies. Ils et elles sont contraint·es de retourner dans un lieu où leur vie est en danger. Le même sort attend-il les migrant·es victimes des expulsions de masse orchestrées par Trump?
Notes