Ils et elle sont originaires de la région de Ramallah, en Cisjordanie, et membres du Forum palestinien de l’agroécologie. Lina Ismail travaille à sensibiliser à l’agroécologie et à l’autonomie alimentaire, Saad Dagher, membre fondateur du Forum (2018), produit des légumes et des olives dans sa ferme et est actif à Ramallah dans le domaine de la formation et du conseil pour l’agriculture, l’environnement et l’eau. Mohammad Khoueira, paysan et éleveur, anime aussi des ateliers sur l’agroécologie. Rencontre.
Quelle était la situation de l’agriculture en Cisjordanie quand vous avez initié votre démarche d’agroécologie?
Notre agriculture est passée d’un mode traditionnel à des monocultures utilisant des produits chimiques et semences industrielles. Quand Israël a occupé la Cisjordanie, il a introduit ces méthodes et poussé les agriculteur·rices à les adopter. Donc notre agriculture, la façon de produire l’alimentation ont changé. Ensuite sont arrivés des organismes étrangers qui prétendaient développer l’agriculture, plus particulièrement après les accords d’Oslo (1993), afin d’aider au processus de développement économique de la Palestine. Ils ont balayé l’idée que les Palestinien·nes puissent produire pour la population locale; il s’agissait plutôt de s’appuyer sur la technologie pour produire de la nourriture à exporter, de manière à ce que notre dépendance perdure.
De plus, du fait que nous n’avons pas la maîtrise sur nos frontières, nous ne savons pas forcément ce qui est importé: la provenance des graines, la présence d’OGM; mais nous savons qu’il entre beaucoup de pesticides et d’engrais, légalement ou non, dont une grande part est interdite dans les pays européens qui les fabriquent. Ils sont utilisés chez nous.
Quelles sont les activités principales de votre forum? Quelles alternatives agricoles mettez-vous en place?
Nous considérons que l’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. Parce que la production agroécologique s’appuie sur des intrants produits localement. Nous considérons que ce qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire. Notre objectif est de promouvoir une agroécologie à partir de semences locales paysannes, pour ne pas avoir à en importer qui viennent de l’occupant. Ces semences sont adaptées aux conditions locales, en particulier avec le changement climatique. Elles n’ont pas besoin d’intrants chimiques comme les semences génétiquement modifiées ou hybrides. Et, du fait qu’on produit de la nourriture saine, sans produits chimiques, cela réduit aussi notre dépendance aux médicaments, en grande partie importés.
La situation était très difficile depuis des décennies pour la population en Cisjordanie. Depuis le 7 octobre 2023, la répression est encore plus féroce. Quelle forme cela a pris pour vous, agriculteur·rices?
Ce matin (le 12 octobre 2024), des agriculteur·rices palestinien·nes ont été agressé·es dans des villages du nord-est de la ville de Ramallah. Iels ont été battu·es, chassé es et empêché·es de cueillir les olives. Les colons sont venus avec des armes et bien sûr l’armée qui les protégeait. Hier la même chose s’est passée dans le village de Rantis. Avant-hier, c’était à al-Lubban al-Gharbi. Il y a eu des blessé·es, des bras cassés, une tête fracassée. Ça se passe aujourd’hui. C’est la mise en pratique des appels des leaders des colons de Cisjordanie, il y a environ un mois. Ils ont déclaré que cette année, la saison des olives serait la saison du sang. Les autres problèmes agricoles sont nombreux. Dont le contrôle total de l’eau exercé par les colons. Toute l’eau de Cisjordanie est censée être à disposition des Palestinien·nes, mais les colonies en captent 85%, y compris l’eau potable. Certaines régions n’ont de l’eau qu’une fois tous les deux ou trois mois, en particulier dans le sud. Le prix du mètre cube flambe.
Qu’en est-il de l’augmentation du nombre d’expropriations, de destructions et de harcèlement?
Ca fait partie des problèmes occultés par la guerre à Gaza et au Liban. En ce moment des Palestinien·nes sont chassé es de leurs localités, de leur terre, de leurs villages. Jusqu’ici on compte 39 localités dans ce cas. C’est le début de l’opération d’expulsion dite «le transfert». Dans un premier temps, [les colons] ont pris le contrôle des terres et de vastes surfaces, notamment dans la zone des Aghouar, en Cisjordanie. Selon nous, iels sont en train de tester une grande opération d’expulsion dans laquelle les Palestinien·nes seront déplacé·es de Palestine en Jordanie.
Une deuxième chose a pris de l’ampleur dernièrement: les démolitions de maisons. Il y a aussi plus de 700 barrages militaires qui entravent la circulation des légumes, des fruits, des biens de consommation. Des légumes peuvent être produits dans la région de Jénine et vendus à Ramallah. Un trajet qui devrait prendre une heure en demande parfois cinq, six ou huit. De grandes zones dans le nord de la Cisjordanie, proches du mur de l’apartheid, ont été détruites au bulldozer: serres à légumes arrachées, pépinières d’oliviers détruites. Plus d’un demi million de plants d’olivier ont été laminés, qui auraient dû être plantés cet hiver. Le mois dernier, dans la région d’Hébron et de Bethléem, non seulement les maisons ont été détruites, mais aussi les puits qui servent de réserves d’eau de pluie. C’est une partie de la guerre menée contre les Palestinien·nes par le biais de leur alimentation, via la destruction de leur capacité à produire.
Et puis des nouveautés. C’est la première fois qu’à cette saison, nous importons des tomates. C’est une décision de l’Autorité palestinienne. Car la tomate, à cette saison, est produite dans la région des Aghouar. Or la majeure partie de cette zone est actuellement sous contrôle militaire ou fermée, et les agriculteur·rices ne peuvent plus planter leurs tomates. Nombre de Palestinien·nes d’origine rurale qui vivent et travaillent en ville y vont pour la saison, pour cueillir et presser les olives. Puis l’huile est ramenée en ville. Lors du retour, il est courant qu’aux barrages militaires, les soldats repèrent les bidons d’huile et les déversent par terre.
Il y a un mouvement dénommé «Jeunes des collines» qui vous pose beaucoup de problèmes…
Les premiers appels à créer ces groupes «Jeunes des collines» ont été lancés en 1998 par Ariel Sharon, à l’époque ministre israélien de la Guerre. L’objectif était d’occuper les sommets des collines. Nous voyons ces dernières années les résultats de cette politique. Un groupe, ou une seule personne, avec des vaches ou des moutons, occupe un sommet, mais contrôle toute la zone qui l’entoure. Armés et protégés par les militaires, ces colons vont empêcher les propriétaires palestinien·nes d’approcher de leurs terres, cueillir les olives, cultiver… Même si quelqu’un a des moutons à faire paître dans la zone, le colon l’en empêche. Il y a quelques mois, un berger de la région de Ramallah allait vers sa terre. Ils l’ont battu, brisé.
Deux ou trois jours avant que je vienne en France, un «Jeune des collines» a pris le contrôle d’un sommet. Nous y sommes allé·es en tant que villageois·es pour protester. Car cette terre doit rester à ses propriétaires, les Palestinien·nes. Quand nous, civil·es désarmé·es, sommes arrivé·es, le colon est descendu avec son arme, accompagné d’un groupe de colons appelé en renfort sur son portable. En quelques minutes, l’armée était là. Elle nous a encerclé·es et tiré des grenades lacrymogènes et assourdissantes. Impossible de rester sur place.
Depuis les colonies sur les sommets, iels commencent à prendre le contrôle des terres de la vallée et des terres agricoles dans les plaines. Iels commencent par empêcher leurs propriétaires de cultiver puis, au bout de quatre ou cinq ans de non-plantation, se mettent à planter.
Il est connu que les Palestinien·nes ont cherché à planter beaucoup d’arbres sur des collines et des terres pour freiner leur confiscation. Il semble que les Israélien·nes ont trouvé les moyens d’y faire obstacle.
Au début des années 1970, un mouvement initié par des étudiant·es de l’université cisjordanienne de Birzeit avait créé les Comités d’action volontaire pour planter dans les zones menacées d’être confisquées. En réponse, l’occupant s’est mis à lâcher des gazelles dans les montagnes. Il y a toujours eu des gazelles, mais les colons les ont multipliées, en particulier les gazelles à cornes. L’été, les gazelles ont besoin de gratter l’espace entre leurs deux cornes. Elles utilisent les petits plants d’olivier pour s’y frotter et elles les blessent. Les arbres perdent leur écorce et meurent. Mais les Palestinien·nes mangent de la gazelle. Donc tout le monde s’est mis à les chasser. Et le plan de destruction des oliviers par les gazelles a échoué.
Alors, il y a trente ans, iels ont introduit des sangliers. Une majorité d’entre nous, en tant que musulman·es (85% des Palestinien·nes), ne mange pas de sanglier. Et si la gazelle donne naissance à un ou deux petits par an, le sanglier en a entre 10 et 15 par portée. Personne ne les chasse et ils n’ont pas de prédateur naturel. Ils détruisaient tout et les agriculteur·rices ont arrêté de planter. Quasiment toute production de blé s’est arrêtée dans les zones à sangliers. L’occupant en a fait un prétexte pour confisquer ces terres. Ils ont ressorti des lois ottomanes qui disent que si une terre n’est pas exploitée pendant trois à dix ans, elle devient propriété d’Etat. Ainsi les confiscations ont augmenté. Et il y a eu un grand déficit dans la production de nourriture. Le sanglier n’avait jamais été présent dans notre région. Des gens ont filmé des camions de l’armée israélienne qui venaient en lâcher. Plus encore après 2000 et la construction du mur.
Voilà les deux principaux problèmes qui menacent le secteur agricole, les colons de la «Jeunesse des collines» et les sangliers.
Curieusement, les Israéliens sont tout à coup très intéressés par les ânes et prêts à payer au prix fort.
Nous observons cela depuis deux ans, quel que soit l’état de l’âne. Leur nombre dans les villages a beaucoup diminué. Les paysan·nes les utilisaient pour le travail, pour accéder à leurs terres montagneuses sans routes d’accès. Aujourd’hui, dans un village de 3000 habitant es, on peut ne trouver que dix maisons avec un âne. L’âne, qui coûtait environ 50 euros, en vaut désormais 250, 300, voire 500.
Bien plus grave pour vous, la nouvelle que les colons ont récemment reçu encore plus d’armes…
Il y a aujourd’hui environ 850’000 colons, dont 180’000 portant officiellement une arme, soit environ le quart. Dernièrement, iels ont fêté cette distribution. De nombreuses vidéos montrent leurs entraînements, reçus de spécialistes. Nous pensons que c’est une préparation d’attaques sur les villages et villes palestiniennes, comme en 1948.
Pour conclure, comment voyez-vous les voix de solidarité et de soutien venues d’Europe?
En premier lieu, chaque personne se doit de se tenir informée de ce qui se passe dans notre région. Nous considérons aussi que chacun·e porte la responsabilité de faire pression sur son gouvernement d’une manière ou d’une autre pour que s’arrête la collaboration avec l’occupant. Nous savons que les gouvernements en Europe et aux Etats-Unis, a minima, soutiennent [l’Etat israélien] en fournissant armes et alimentation, d’autres du pétrole. Il y a aussi ceux qui restent neutres. Nous considérons comme complices ceux qui ne disent rien du génocide en cours en Palestine. Sachez la vérité, diffusez-la, et faites pression sur vos gouvernements pour qu’ils agissent et que cela cesse. Dans la région, nous, Palestinien nes et Libanais·es, sommes actuellement en première ligne pour nous défendre, pour faire face à une agression coloniale. Les effets négatifs de cette agression se répercutent également sur les peuples des pays occidentaux. Au lieu de soutenir militairement et financièrement cette entité colonisatrice et raciste, les gouvernements occidentaux devraient s’assurer que cet argent soit consacré au bien-être de leur propre population. La situation serait certainement différente.