Contrechamp

Vers la judiciarisation de la politique?

En décembre, Infoprisons scrutait les divers aspects des interactions entre la justice et la politique,en lien avec la hausse des actions judiciaires menées par des collectifs ou des militant·es. Quel est le rôle de la justice face au pouvoir: une force de blocage, ou de progrès? La réflexion se poursuit dans le sillage de l’action des Aînées pour le climat.
Vers la judiciarisation de la politique? 1
Les Aînées pour la protection du climat en audience à Strasbourg, le 29 mars 2023, devant la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH); au premier plan, les deux coprésidentes de l’association, Rosmarie Wydler-Waelti et Anne Mahrer. KEYSTONE
Politique et droit

Soutenue par Greenpeace, l’association suisse des Aînées pour la protection du climat s’est lancée dès 2016 dans une action en justice contre la Confédération pour faire reconnaître les dangers que représente le réchauffement climatique et exiger des mesures de lutte plus efficaces. «Nous, les personnes âgées, nous sommes le groupe de population le plus fortement touché par l’augmentation des canicules car les atteintes à notre santé et à notre mortalité sont particulièrement élevées.»1>Citation extraite des documents figurant sur le site https://ainees-climat.ch/documents

Successivement, le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC), le Tribunal administratif fédéral (TAF) et le Tribunal fédéral (TF) ont refusé d’entrer en matière sur cette requête. C’est donc sur recours que la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) s’est emparée de ce dossier. Les médias ayant largement commenté cet événement, nous n’y revenons pas en détail ici. Ce qui retient notre attention, ce sont les arguments avancés par la Confédération pour déclarer cette action irrecevable.

Trois éléments dans la prise de position du gouvernement, en l’occurrence l’Office fédéral de la justice (OFJ), sont significatifs par rapport à la problématique des interactions entre les pouvoirs exécutif et judiciaire que nous tentons d’éclairer. En effet, l’OFJ s’insurge contre «une ‘judiciarisation’ excessive qui pourrait porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs». Il considère que les tribunaux n’ont «ni la compétence, ni l’expertise technique» pour élaborer une politique climatique. De l’avis des autorités fédérales, comme de celui des autorités pénales dans les procès des activistes du climat, «prendre le chemin juridique ne fait pas partie de notre culture»2>id..

Un deuxième élément de justification réside dans le fait que le changement climatique n’est pas un problème local, mais planétaire, ce qui permet aux autorités de se décharger de toute responsabilité directe. Ce positionnement va de pair avec une troisième excuse, la plus choquante, qui prend la forme d’un aveu d’impuissance: compte tenu du fait, explique l’OFJ, que nos émissions sont minimes, que notre pays est petit et sans moyens suffisants, «des mesures supplémentaires de la Suisse pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre n’auraient pas de chance réelle de changer le réchauffement climatique»3>id.. Cet argument ne tient aucun compte du fait que ce réchauffement, en Suisse, atteint déjà deux degrés en moyenne et que nos émissions indirectes dues aux investissements bancaires ne sont pas prises en compte.

Une manière d’insérer de nouveaux acteurs dans
le domaine politique

On ne sait pas encore comment la CrEDH appréciera ces arguments. Ce que l’on sait en revanche, c’est que dans d’autres procédures à l’étranger, des requêtes comparables à celle des Aînées ont fait l’objet d’un jugement favorable aux requérant·es. Parmi elles, la plainte de la Fondation Urgenda contre l’Etat néerlandais et, en France, l’«Affaire du siècle», lancée par plusieurs organisations environnementales. Le plan climat d’Angela Merkel fit également l’objet d’un jugement de la Cour constitutionnelle allemande condamnant son insuffisance. Des procédures judiciaires engagées par des collectifs ou des associations visent souvent des multinationales – dont le cimentier Holcim, accusé notamment par des Indonésiens de l’île de Pari, soutenus par l’Entraide protestante (EPER), d’être responsable de la disparition de leur terre, dont 11% a déjà été englouti par les flots.

De même que la Suisse à propos de l’action des Aînées, les gouvernements se retranchent tous derrière la dimension mondiale du changement climatique: «Comment peut-on être condamné pour quelque chose dont tout le monde est responsable?» protestait l’Etat néerlandais devant la Cour suprême de La Haye qui avait à se prononcer sur l’action judiciaire de la Fondation Urgenda. Argument rejeté par la Cour: «Le gouvernement néerlandais ne peut pas se cacher derrière les émissions d’autres pays. Il a le devoir de réduire les émissions de son propre territoire.»4>Dossier Environnement; Huffpost, 13 janvier 2021.

L’avocat et conseiller national Raphaël Mahaim estime que nous allons vers «un âge d’or du contentieux climatique» (…) «Le juge est désormais un acteur clé de la réponse à la crise écologique», écrit-il.5>Raphaël Mahaim (chronique), Le Temps, 15 juillet 2022. Sur un plan plus général, il est intéressant de revenir aux réflexions de la sociologue Martine Kaluszynski publiées en 2007: «Entre l’appareil étatique et les associations, l’équilibre des forces bascule. Le recours accru au droit n’est pas forcément un affront fait à la politique, mais peut-être au contraire l’affirmation de nouvelles modalités d’actions (…) au nom d’une conception plus exigeante de la démocratie.»6>Martine Kaluszynski, La judiciarisation de la société et du politique, CNRS-Pacte-IEP, Grenoble; archive ouverte pluridisciplinaire HAL – open science; mars 2007.

«Le juge peut produire de nouvelles normes»

Trois personnalités ont répondu aux questions d’Infoprisons: Anne Mahrer, ancienne conseillère nationale et coprésidente de l’association des Aînées pour la protection du climat, Raphaël Mahaim, avocat et conseiller national, et Camille Perrier Depeursinge, professeure associée au Centre de droit pénal de la faculté de droit de l’université de Lausanne.

Après l’audience à Strasbourg, qu’attendez-vous du jugement?

Anne Mahrer: La décision de la Cour est très importante, et je pense que ça va secouer la Suisse! Ça va également faire du bruit ailleurs en Europe, parce qu’il y a plein de pays qui attendent cette décision avec beaucoup d’intérêt.

Raphaël Mahaim: Si c’est favorable, ce sera une énorme avancée sur le plan juridique et politique. On a des raisons de croire que ce jugement établira un standard qui pourra être invoqué à chaque fois qu’une carence est dénoncée.

Camille Perrier Depeursinge: Même si les avocat·es sont persuadé·es qu’un tel jugement va obliger l’Etat à agir, il me semble que ce serait vraiment incroyable si les juges arrivaient à reconnaître une violation du droit à la vie par la Suisse en lien avec son inaction. Dans ce cas, on ne sait pas à quoi elle serait condamnée.

Actions judiciaires, actions de désobéissance civile… quel est l’effet escompté sur les décisions politiques?

AM: [Les jeunes activistes et les aînées], nous tirons tous et toutes à la même corde. Nous avons choisi nos modes d’action en nous basant sur la Convention des droits de l’homme (CEDH). Nous allons d’ailleurs retrouver les joueurs de tennis de Credit suisse7>Les militant·es qui avaient improvisé un match de tennis et interpellé Roger Federer dans le hall de Credit suisse à Lausanne. à Strasbourg car ils ont fait opposition à leur condamnation. Mais si on n’obtient rien, la violence pourrait monter, ça je le crains. Il y a des degrés dans la désobéissance civile parce que les choses n’avancent pas. Je connais plusieurs de ces jeunes qui ne peuvent plus se projeter dans l’avenir. Ils disent que cela ne sert à rien de faire des études, même en sciences de l’environnement.

CPD: Dans les procédures engagées contre les jeunes activistes, il revient aux juges d’interpréter ce qu’on entend par «danger imminent» au sens de l’article 17 du code pénal qui régit l’état de nécessité8>Art. 17 du CP: Quiconque commet un acte punissable pour préserver d’un danger imminent et impossible à détourner autrement un bien juridique lui appartenant ou appartenant à un tiers agit de manière licite s’il sauvegarde ainsi des intérêts prépondérants.. Je pense qu’il aurait été possible pour le juge de décider que c’était le cas, parce que, déjà, des personnes meurent à cause des changements climatiques. Mais la loi autorise-t-elle pour autant la commission d’infractions aptes à éviter ce danger imminent? Lesquelles? C’est plus difficile à admettre.

Le juge, un garant de l’intérêt public?

RM: En ce qui concerne la judiciarisation de la politique, puisque c’est le thème de ce dossier, je demeure convaincu que le troisième pouvoir, les juges, sont pleinement dans leur rôle quand ils sont chargés de vérifier si les règles de droit sont respectées. S’il y a aujourd’hui davantage d’actions en justice qui concernent le climat, c’est qu’on dispose aussi de davantage de règles de droit. Le processus de judiciarisation ne devient possible qu’avec elles. Sinon, pour le juge, ce serait une manière directe de faire de la politique. (…) J’ai la conviction que le juge peut être le garant de l’intérêt public dans des situations où le politique n’arrive pas à l’être.

CPD: Les juges doivent interpréter la loi mais ils ne peuvent pas la changer. Ils ont un rôle à jouer, comme aiguillon du législateur. Dans certaines circonstances, pour interpréter la loi, le juge est conduit à examiner ce que le législateur a voulu, et à juger dans ce sens-là, même si ce n’est pas exactement ce que dit la loi. Il peut ainsi produire de nouvelles normes. ACMS

> Infoprisons no 35, avril 2023, https://infoprisons.ch

Notes[+]

Les deux textes de cette page sont extraits du dossier «La judiciarisation de la politique», bulletin Infoprisons no 35, avril 2023, https://infoprisons.ch.

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