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Entre protectionnisme et libre-échange, la fin de la naïveté européenne

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C’est un paradoxe de ces dernières années. Le protectionnisme économique – en tant que politique publique visant à freiner l’importation de certaines marchandises afin de protéger les producteurs nationaux – a mauvaise presse, mais est pourtant à l’ordre du jour. Si l’«America First» avait soulevé une vague d’indignation, le plan d’investissement de l’actuelle administration étasunienne pour promouvoir le retour d’usines de haute technologie sur le sol national ne provoque pas la même réaction – et l’on en oublierait presque que l’actuel président poursuit la guerre commerciale de son prédécesseur contre la Chine. L’Europe est en retard, mais pas en reste: à l’aide de gros sous et de promesses d’une protection douanière, les acteurs de certains secteurs stratégiques sont désormais appelés à réinvestir sur le Vieux Monde. Et pourtant, le credo de la libéralisation du commerce et de l’ouverture des marchés persiste.

Ali Laïdi nous aide, avec son Histoire mondiale du protectionnisme1>  Ali Laïdi, Histoire mondiale du protectionnisme, éditions Passés composés, 2022, 448 p. , à faire sens de tout cela. Politologue, habitué des médias, il décline la question depuis l’Antiquité jusqu’à la période contemporaine ainsi que le long d’une quinzaine de types de biens – des céréales à l’aéronautique en passant par la chimie et les services – sur l’ensemble du globe. Le protectionnisme paraît ainsi aussi ancien que le commerce, couvrant tous les domaines et tous les contextes économiques et historiques.

Au premier abord, on serait tenté de parler d’un «retour» au protectionnisme. Le credo libéral – et surtout néolibéral – favorise cette vision: le protectionnisme serait à la racine des crises de la première moitié du XXe siècle, alors que la prospérité des années 1950-1970 serait due à un abaissement progressif et total des barrières aux échanges. La recette pour un bien-être généralisé semble ainsi évidente: elle consiste en l’absence de régulation et de planification.

Ali Laïdi montre qu’il n’en est rien. En réalité, le libre-échange n’est jamais ni équitable, ni librement consenti. Que l’on pense à la Sérénissime république de Venise du XVe ou aux Etats-Unis du XXe siècle, les partenaires commerciaux plus faibles doivent en règle générale accepter les produits de la puissance dominante, laquelle ferme souvent ses frontières aux produits qui concurrencent certains de ses secteurs propres. A la pression exercée sur l’Europe pour qu’elle achète les produits agricoles étasuniens répondent ainsi les mille obstacles que l’Allemagne rencontre pour vendre ses voitures outre-Atlantique.

Qu’en est-il de la prospérité? L’arrivée de produits à bas prix peut signifier la ruine pour une région entière: si l’Europe se protège d’abord des tissus indiens au XVIIe siècle dont la qualité surpasse de loin ce que les Européens sont capables de faire, c’est pour mieux développer une industrie du filage qui, grâce aux canons, machines et esclaves anglais, inondera l’Inde de tissus bon marché et dévastera son économie au XIXe siècle. Le choix de Gandhi d’abandonner le costume européen pour le sari, ainsi que de placer le rouet traditionnel au centre du drapeau national, n’est ainsi pas fortuit: il s’agit de réparer les dégâts, et de reconstruire une économie prospère. Par ailleurs, Ali Laïdi souligne bien que les aides d’Etat sont essentielles à l’émergence de nouvelles technologies comme de secteurs de production robustes: si l’Europe est aujourd’hui à la traîne au niveau technologique, c’est parce qu’elle n’a pas su faire comme le Japon, les Etats-Unis ou la Chine, c’est-à-dire financer la recherche et la production pour faire émerger des champions de l’électronique et des télécommunications notamment.

Histoire mondiale du protectionnisme a plusieurs lacunes ennuyantes, parfois gênantes. La rigueur, dans la démonstration comme dans la langue, peut manquer. La multiplication des objets étudiés n’enrichit pas forcément la compréhension – consacrer un chapitre au café et un au cacao paraît peu utile, puisqu’il s’agit surtout de mettre en évidence des rapports coloniaux et postcoloniaux assez similaires. Mais l’ouvrage est agréable à lire, les arguments concis, et l’auteur ne se réfugie pas dans le jargon: il s’agit d’intervenir dans le débat public pour encourager l’Europe à abandonner la naïveté de ces dernières décennies, admettre les rapports de force géopolitiques comme ils sont, et comprendre que les accords commerciaux en sont le reflet.

Notes[+]

* Historien.

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lundi 8 janvier 2018

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