Chroniques

Lettre à Annie Ernaux

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Chère Annie,

Cela fait des années que tu nous accompagnes ou nous précèdes, c’est selon…, que, grâce à tes récits, nous en avons appris plus sur nous-mêmes, sur les hiérarchies sociales, mais surtout sur les processus d’émancipation. Ta célébration1>La romancière Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature 2022 a été la nôtre, et peu de lauréat·es ont vu autant d’anonymes dire leur joie, comme si ce prix était le leur, était le nôtre2>Christian Salmon, «Derrière la polémique autour de l’attribution du Nobel à Annie Ernaux, une histoire de luttes», Slate, 12 octobre 2022.. Dès lors, les attaques infâmes qui se sont fait jour depuis nous ont touchées, car elles rappellent que les élites ne sont pas friandes du partage du pouvoir. Ces dernières entrouvrent la porte de temps à autre, à ceux – plus rarement à celles – qui leur ont fait allégeance. Elles peuvent alors se gausser de ces parcours de réussite de transclasses, venant confirmer le mythe de l’école républicaine et des possibilités qu’elle offrirait aux plus méritant·es.

Mais qu’une personne engagée se fasse reconnaître par les plus grandes instances, celles dont les ors devraient être réservés aux élu·es légitimes, est visiblement insupportable. En te jetant à terre, en t’insultant, te calomniant, tes détracteurs et détractrices, qu’elles ou ils soient d’extrême-droite ou d’une droite au pouvoir se voulant plus «présentable», ont contribué à montrer à quel point ton écriture était puissante, dérangeante, subversive – osons dire qu’elle est un pavé dans les rouages de la reproduction des élites, et de ce fait terriblement nécessaire. En réfutant ton élection au prix littéraire le plus important de la planète, ils ont donné raison à l’académie suédoise de t’avoir choisie et de rappeler par ce choix que l’écriture doit être davantage qu’un art de salon.

Annie, ton œuvre nous fait du bien, et ce depuis longtemps, c’est pourquoi nous nous permettons le tutoiement dans cette chronique. Tes livres ont rendu visibles ces mondes ouvriers, paysans, populaires, si souvent absents de la littérature. Tu les as fait vivre sans les enjoliver, sans fioritures, avec cette écriture nette et tranchée qui permet de rendre compte avec la finesse du scalpel des événements et des hontes ordinaires. Tu n’as jamais porté sur ces milieux de regard misérabiliste, ni reproduit la violence des classes dominantes lorsqu’elles dépeignent les milieux populaires. Probablement parce que tes textes ne cherchent pas à dépeindre simplement une ascension sociale, mais le long parcours de transfuge, avec ses renoncements, ses duretés, ses questionnements.

Ton engagement politique se traduit ainsi notamment par ta capacité à n’avoir jamais adopté à l’égard de ta classe d’origine le point de vue de ta classe d’arrivée. Et la violence qui s’est déchaînée dès l’annonce de ton prix Nobel montre combien les transfuges restent, quoi qu’elles et ils fassent, largement illégitimes. Tu l’es sans doute à plusieurs titres, d’origine modeste, engagée politiquement, ayant imposé ton propre style (refusant d’adopter les fastes de la langue des dominant·es au profit de cette «écriture plate») et bien sûr femme, et féministe. Pour tout cela, tu n’entres pas dans les habits du «Grand écrivain», celui qu’on célèbre, à qui on dresse des statues… et au vu de la montée de boucliers à laquelle on assiste depuis l’attribution du Nobel de littérature, il est clair que cette figure se confond aujourd’hui encore en France avec un homme, de préférence blanc et bourgeois3>Joan Faerber, «Heureusement, Annie Ernaux n’est pas un ‘Grand écrivain’» (tribune), Diakritik, 10 octobre 2022..

Au-delà des polémiques, nous avons envie de célébrer ici certaines de tes œuvres, pour leur incroyable actualité et leur liberté folle. Ainsi, lorsque dans L’Evénement, tu parles d’un avortement sans en faire ni une question dramatique, ni le banaliser, nous ne pouvons que saluer ton courage et nous rappeler à quel point, dans le contexte actuel, cet ouvrage reste indispensable. Dans Mémoire de fille, tu reviens, soixante ans après, sur l’été 1958, celui de tes 18 ans et de tes premières relations sexuelles. Tu abordes sans détour l’ambiguïté du désir adolescent et pose ainsi de manière implacable la question de l’indispensable consentement, non discuté alors. Quelle actualité, là encore! Enfin, dans une perspective féministe, impossible de te rendre femmage4>Terme utilisé pour rendre «hommage» à une femme. sans saluer ta capacité à parler de tes relations maritales, amoureuses ou de ta sexualité (La Femme gelée, Passion simple, Se perdre, Le Jeune Homme). Ton écriture neutre permet de ne pas tomber dans l’étalage, qu’il soit un auto-apitoyement ou au contraire une autoglorification. Ainsi, dans Le Jeune Homme, tu racontes une relation entretenue avec un homme de trente ans ton cadet, et le récit se déroule comme une évidence. Aucune tentative de te justifier, aucune fanfaronnade, cette histoire est, tout simplement. Et cette évidence, qui permet de redevenir le temps de cette relation «la fille scandaleuse» de ta jeunesse, donne à qui te lit un immense bol d’air frais.

Par cette écriture, par l’évidence de ce que tu partages, tu es terriblement subversive sans jamais chercher à l’être. Merci pour cela, merci pour tous ces textes magnifiques qui vont encore nous accompagner ou nous précéder, nous et les générations de jeunes femmes et hommes qui, grâce à ce prix, auront l’occasion de te découvrir à leur tour.

Notes[+]

* Investigatrices en études genre.

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