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Création ou production?

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Depuis plus de deux siècles, les artistes aiment à se dire «créateurs». Ils appuient leur prétention sur une tradition double – philosophique et littéraire: la théorie kantienne du génie, d’un côté; la sacralisation romantique du poète en démiurge, de l’autre.
Au moment où l’Ancien régime se défait, où se déploie la révolution industrielle, les artistes revendiquent, en effet, le terme de «création» – une notion d’essence théologico-métaphysique, issue du dogme biblique de la genèse – pour signifier leur souveraine sensibilité, leur libre vouloir et établir l’art comme champ autonome parmi les activités humaines.

Cette affirmation chez les «créateurs» d’une aptitude à tirer leurs œuvres du néant visait à les distinguer des artisans et autres «imitateurs», à asseoir leur nouvelle dignité. Cette assimilation au divin rend-elle cependant compte de l’activité de l’artiste, du processus concret menant aux objets de l’art? On peut en douter. Vraie ou fallacieuse, notons toutefois que la thèse du pouvoir prométhéen des artistes n’est pas restée sans effets: elle a contribué à séparer l’artiste du commun des mortels, son geste du tout-venant des activités sociales. Cette singularisation a par la suite conduit maint «créateur» à faire œuvre de soi dans des réalisations tantôt esthétiquement et ontologiquement convaincantes, tantôt également indigentes ou narcissiques. Il n’y a pas toujours loin du créateur atmosphérique au cabot replié dans sa niche.

Une tout autre tradition – matérialiste historique, celle-ci – a tendu à remplacer la notion de «création» par celle de «production».
Tenant du terme «création», Olivier Revault d’Allonnes (La Création artistique et les promesses de la liberté, 1973) voit dans cette option matérialiste un risque de «confusion ouvriériste», amalgamant les œuvres à la «fabrication des biens consommables» et l’acte créatif à celui – opprimé et «psychiquement désinvesti» – du travailleur. Si le concept de production rend bien compte du versant pratique et prosaïque du travail de l’artiste, il en négligerait le versant subjectif, novateur et insolite. Mesuré, Revault d’Allonnes ne ratifie cependant pas «la positivité absolue d’un pouvoir transcendant irrationnel du sujet artiste»; en ce sens, pour le philosophe, l’œuvre n’est que «promesse de liberté» et non «reflet ou fruit» d’une liberté préexistante. Séduisante thèse fondée néanmoins sur une définition pauvre de la production.

Voyons ce qu’en dit Marx, la figure tutélaire du matérialisme historique. Dans ses Manuscrits parisiens de 1844, la production s’entend à la fois comme travail productif (produzieren) et comme engendrement (erzeugen). Elle est à la fois action, interaction et interlocution (Verkehr, écrit le natif de Trêves dans une Lettre à Paul Annenkov et dans L’Idéologie allemande de 1846). En Marx point, en outre, l’idée que transformer la matière revient à se transformer soi-même et que si l’activité est nécessairement située, elle n’en impacte pas moins sa situation – la concurrençant, la subvertissant voire la dépassant. Pour le dramaturge Jean Jourdheuil (L’artiste, la politique, la production, 1976), la sacralisation de l’art s’obtient au prix du «travestissement» des conditions techniques, philosophiques, historiques, sociales, etc. dans lesquelles s’exercent les activités artistiques; or toute création s’appuie sur des médiations multiples, des appareils de production – eux-mêmes parties intégrantes des rapports de production et des appareils idéologiques de la «société bourgeoise». Repérer ces médiations est crucial pour le littérateur Walter Benjamin (L’auteur comme producteur, 1934), car seule cette clarification permet d’élucider la fonction sociale véritable des artistes.

Dans son usage matérialiste, le concept de production est une catégorie à vocation émancipatrice. Jourdheuil parle de libérer la production, d’«outrepasser les limites traditionnellement imparties aux activités artistiques». L’ambition du marxisme consiste à modifier l’appareil de production (Benjamin cite, dans l’art théâtral, l’exemple des expériences de Brecht, son contemporain et ami), à socialiser les moyens de la production artistique et intellectuelle, à initier d’autres productrices et producteurs à cette activité depuis longtemps séparée. Si Kant et le romantisme sont les sources de l’enthousiasme «créationniste», on peut soutenir qu’en deçà de Marx, Platon et Hegel informent la tendance opposée. Aussi, rappellerons-nous, en conclusion, que si le penseur grec proclamait la nocuité ou l’inutilité des poètes dans sa Cité idéale, plus définitif encore, l’Allemand annonçait, lui, la «mort de l’art» comme horizon de l’humanité – une fois celle-ci sortie de sa préhistoire. On peut y lire une mésestimation coupable de l’art ou alors l’expression de son caractère d’activité essentielle (une expression bien inactuelle…) et, partant, de sa nécessaire appropriation par la communauté.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels.
(mathieu.menghini@lamarmite.org)

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lundi 8 janvier 2018

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