Chroniques

«C’est trop long raconté ma vie»

Écrire, l’air de rien

Atelier d’écriture avec des jeunes filles en CAP1>Certificat d’aptitude professionnelle en France, équivalant à l’attestation fédérale professionnelle (AFP).. On a du mal à s’y mettre, vous comprenez Madame, je viens de faire ma manucure je peux pas écrire, et puis pffff, et puis on va faire quoi là? Ecrire? Wallah, je le fais pas, je sais pas faire et les livres c’est nul, nan mais Madame je suis fatiguéeeeeee.

Dans ces moments-là, je sors les rames. J’essaie, je tente, je contourne, j’entourloupe pour qu’on arrive à l’écriture sans en avoir l’air, sans s’en rendre compte.
Très vite, j’ai chaud. Il fait quelques degrés dehors, le gel enveloppe d’un voile terne la cour déjà grise. Et moi, dans le CDI2>Centre de documentation et d’information, soit la bibliothèque d’un établissement de l’enseignement secondaire., je crève de chaud. Je tire mon pull, j’ai encore chaud, je tire mon sous-pull.

Il faut comprendre quelque chose: dans ces moments-là, en une seconde, tout peut basculer. Quand ça prend, quand elles embarquent, il ne faut pas les lâcher.

Vous prenez quelques secondes de trop pour retirer votre pull et le poser sur la chaise, vous revenez et là vous les avez perdues, elles dorment sur la table. L’action de retrait du pull-sous-pull est un point clé à ne pas négliger: il faut être vive, efficace.

Opération réussie. Pas peu fière, je me remets à ma tâche.

Une gamine à l’épaisse frange brune, aux lèvres rouge vif, me regarde de haut en bas. Haut, bas, haut.

Elle plante ses yeux dans les miens, et avec tout le mépris propre à ses quinze ans:

– Madame, on voit votre ventre. C’est gênant.

J’ai retiré trop vite mes différentes couches. Un centimètre de peau apparaît sous le pli du tee-shirt mal rentré dans mon jean. J’essaie de rester digne – pas facile, je vous assure – et poursuis l’atelier.

Ça prend. Petit à petit, elles écrivent, se prennent au jeu. Malgré la manucure. Et même si l’intervenante n’est pas très glam en ce mercredi matin à Tourcoing.
Quand je sors de ces ateliers j’ai l’impression d’avoir couru un marathon. Sur le coup, je me demande parfois à quoi ça sert, je me dis que c’est trop dur, que je n’y arriverai pas. Que ça ne sert à rien de les pousser à écrire, à se raconter.

Et après deux, trois, quatre ateliers, la magie. Toujours. Et c’est vraiment très beau, ce qui se joue, quand ces ados écrivent, lisent.

Au troisième atelier, la fille à la frange me montre son texte:

– C’est bien Madame?

J’acquiesce.

Puis, les yeux plissés par le sourire:

– Merci Madame, j’ai bien aimé.

C’est un peu toujours la même chose, les ateliers. Au premier, on se demande ce qu’on fiche ici. Et au dernier, pourquoi on ne vient pas plus souvent.

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Rozenn Le Berre est journaliste et autrice.

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mercredi 14 septembre 2022

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