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Le vent souffle d’Amérique

Transitions

«Le vent souffle d’Amérique, que nous apporte le vent? – Des merveilles atomiques et des bombardiers géants»… C’est ce que chantait Francesca Solleville dans les années 1980. A nous, le vent d’Amérique va apporter 36 bombardiers F35 dits «furtifs» mais qui ne le seront guère: ils vont s’incruster lourdement dans le budget de la Confédération. S’il y a quelque chose de furtif dans cette aventure, c’est plutôt la manière dont l’affaire a été menée. Plus d’un million et demi de personnes (49,9%) ont voté contre l’achat de nouveaux avions de combat en septembre 2020, et 120 000 ont signé l’initiative contre les F35 déposée en août dernier. Le peuple étant donc pour le moins dubitatif, il s’imposait de le traiter avec retenue. Or le gouvernement et les chambres se sont engouffrés avec ardeur dans l’espace salvateur de ce tout petit 0,1% de «oui» pour faire leur choix sans être dérangés, précipitant ensuite sans états d’âme la signature du contrat de vente. Il ne restait plus aux auteurs de l’initiative qu’à retirer leur texte, laissant les citoyennes et les citoyens brutalement invité·es à fermer leur caquet et à ranger leur crayon. Faire voter sur une décision déjà prise, ça aurait signifié avaliser ce hold-up sécuritaire.

Parmi les rapports et commentaires que j’ai pu lire – qui ne proviennent pas tous des cuisines du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA) –, ceux du Contrôle fédéral des finances (CDF) ou des Commissions de gestion du parlement ont souligné les faiblesses de la procédure de décision, sans ébranler le moins du monde les autorités. Sur l’avion lui-même, les critiques sont parfois surprenantes, comme le fait que les F35 ne pourraient pas voler par temps d’orage (comme nos avions actuels qui ne sortent qu’aux heures de bureau)! Plus grave, des experts soulignent que leurs caractéristiques ne sont pas adaptées aux missions de police du ciel qu’ils auraient à accomplir, ces bombardiers de haute technologie à capacité nucléaire étant conçus pour des missions offensives. Dieu merci, celles-ci ne font pas partie des plans immédiats de notre armée.

Là où tout se complique, c’est que les F35 américains ne fonctionnent qu’en interdépendance avec les systèmes de contrôle du Pentagone: «La CIA est toujours à bord», note l’Alliance contre les F35 qui déplore une perte d’autonomie stratégique pour notre aviation. Le plus inquiétant, c’est que ce défaut n’en est pas un pour notre gouvernement: l’interopérabilité est exactement ce qui caractérise l’OTAN, dont la Suisse aspire à se rapprocher par une «intensification de notre statut de partenariat», comme l’annonçait récemment la ministre de la Défense Viola Amherd. C’est là l’autre cadeau dont nous gratifie le vent qui souffle d’Amérique: l’intégration dans une institution inféodée aux Etats-Unis et soumise aux lobbies de l’industrie d’armement, dont la firme Lockheed Martin à qui nous achetons nos futurs avions. Que ceux qui voient en elle la garantie d’une ère de paix et de prospérité se détrompent: l’OTAN n’a jamais contribué à la sécurité collective qu’elle promettait. On peut bien se gargariser de concepts sophistiqués pour qualifier notre neutralité: ils ne sont que des cache-sexe pour masquer notre proximité avec l’Alliance atlantique.

Bien sûr, tout ça, c’est la faute à Poutine! Sa guerre a semé la panique et déclenché une frénésie de réarmement, y compris en Suisse. Il ne se passe pas un mois sans que Joe Biden annonce un nouveau paquet de milliards pour armer l’Ukraine. Si à chaque nouveau crédit américain, la Suisse suivait l’élan avec deux milliards supplémentaires au budget militaire, comme elle l’a fait au printemps dernier, Ueli Maurer pourrait abandonner son poste plus vite que prévu! Le tumulte des armes, non seulement sur les champs de bataille ukrainiens mais aussi dans les chancelleries américaines et européennes, étouffe toute tentative de débat public ou politique sur l’efficacité et le bien-fondé de cette aide, et toute velléité de «traçabilité» des armes fournies, dont certaines pourraient tomber en de mauvaises mains. Comme en Afghanistan, comme en Suisse, dont le matériel de guerre ne cesse de resurgir là où nos lois sont censées l’interdire.

Arrivée là, je m’arrête et je pleure…  Tout ce que je viens d’écrire pourrait être lu comme un abandon de l’Ukraine à la terrifiante sauvagerie de la guerre. Evidemment non! Mais dans ce combat aux allures manichéennes, les armes ne peuvent pas être l’unique voie vers la paix. Au contraire, l’augmentation des dépenses militaires à tous les niveaux ne fait que préparer le terrain pour davantage de conflits partout dans le monde. Il nous manque une réflexion au plus haut niveau pour élaborer une vision cohérente des alternatives diplomatiques, sociales et humanitaires au surarmement. Finalement, le tour de passe-passe du gouvernement suisse pour évacuer tout débat sur nos futurs bombardiers furtifs est un symptôme à échelle réduite de ce mal qui ronge le monde.

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

 

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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