Chroniques

«Temps présent», mauvais temps

En coulisse

La révolution industrielle a été rendue possible par l’esclavage. L’Occident a colonisé au cours de son histoire des terres arabes, asiatiques, africaines, américaines pour son plus grand bénéfice. Au sein de nos sociétés, le racisme, les discriminations de genre, le machisme, l’homophobie, la transphobie demeurent des constantes, malgré les améliorations et les combats. Les classes dominantes cisgenres blanches n’ont pour objectifs que leur propre sauvegarde, l’accroissement de leurs richesses, la préservation de leur pouvoir. Leurs méthodes de domination se sont raffinées avec le temps, adaptées aux circonstances et sont en constant mouvement. La caste dirigeante, pour maintenir ses privilèges, compte avant tout sur la docilité du peuple. Quand elle peut rallier derrière elle la majorité de la population et se parer de vernis démocratique, voire progressiste, elle atteint son but à la perfection. Les hiérarchies de classe, race et genre constituent son socle; il est impératif que ce socle ne soit pas ébranlé.

Des siècles de luttes, l’émergence d’Internet, le renouvellement des générations militantes ont permis, au cours de ces dernières décennies, que des revendications de respect, de justice et d’égalité émanant de groupes minorisés se fassent parfois entendre, dans des proportions certes toujours inéquitables, mais suffisantes pour effrayer les tenants de l’ordre établi.

Les protestations de personnes issues de groupes stigmatisés qui clament leur ras-le-bol face à certaines productions artistiques, littéraires ou journalistiques les dénigrant au sein des médias dominants sont une manifestation parmi d’autres de ce renouveau militant. Ces contestations peuvent être policées ou frontales, adroites ou maladroites, bien ciblées ou à côté, suivant les cas.

Peu importe, pour les castes au pouvoir, il convient avant tout de discréditer les revendications en tant que telles. Comment? En simplifiant à l’extrême les problématiques et en les vidant de leur substance, en fusionnant la multiplicité et la spécificité de ces interpellations en un tout unique, facile à détracter, sous un vocable lapidaire et simpliste, type «wokisme» ou «cancel culture»1>Lire sur ce sujet R. Mounir, «Eloge à la décence», Le Courrier, 13 mai 2022.. Il s’agit de faire passer à la trappe ce qui devrait être le véritable débat de fond, à savoir la perduration des inégalités de race, classe et genre dans nos sociétés, en se camouflant derrière les valeurs incontestables de «liberté d’expression» ou de «droit à l’humour» pour discréditer d’office toute parole remettant en question le fameux socle de domination.

Une émission d’ordinaire respectable, Temps présent, qu’on n’attendait pas sur ce terrain-là, a enfoncé le clou il y a peu2>«Humoristes et dessinateurs, fini de rire!», Temps présent, RTS, 22 septembre 2022, accès: https://bit.ly/3xYsS2t. A la fois juge et partie, le «reportage» (qu’on croirait sorti de CNews) commence très fort dès les premières secondes. Le présentateur-producteur amalgame d’entrée la critique menée par des groupes minorisés au cas par cas avec «l’assassinat de professionnels de l’humour». Sous couvert d’auto-ironie («Un vieux con comme moi a-t-il encore le droit de parler?»), le journaliste instille – à l’image de l’ensemble du reportage – l’idée que «la censure wokiste» ravage des pans entiers de la société. Et de donner la parole au bal des pleureurs, parmi lesquels le dessinateur français Gorce, qui a, de son propre chef, quitté Le Monde, après que le journal s’est excusé auprès de son lectorat d’un de ses dessins pas drôles sur l’inceste. Dépositaire autoproclamé de la notion d’humour, ce marquis macroniste sévissant désormais au Point (hebdo de super-droite français) peine vraisemblablement à imaginer que d’autres personnes puissent pratiquer un autre type d’humour, non-discriminant, voire même drôle. Il ne viendrait pas non plus à l’idée des journalistes de l’émission de mentionner l’agenda idéologique du dénommé Gorce, libéral-réactionnaire assumé, qui cible de manière récurrente les mouvements populaires type gilets jaunes ou les militant·es antiracistes3>Albert Herszkowicz, «Xavier Gorce invente une censure afin de quitter Le Monde», les blogs de Mediapart, 20 janvier 2021, accès: https://bit.ly/3frb3CA. D’autres intervenant·es blanc·hes bourgeois·es se lamentent sur leur statut supposé de victime durant le reste de cette émission déséquilibrée (qui laisse la portion congrue à quelques intervenant·es aux analyses différentes), en oubliant un peu vite qui sont les authentiques victimes au sein de nos sociétés. Qui a le pouvoir et qui ne l’a pas.

En présentant une multitude de cas parfaitement disparates sous une seule et même thématique orientée («Fini de rire»), ce type de reportage (comme il en existe désormais pléthore), participe à l’enfumage général. Et contribue à ce que rien ne change dans l’ordre social.

A l’heure où un backlash réactionnaire massif, partout dans le monde, pulvérise les droits acquis de haute lutte au cours des siècles précédents, on ne peut que féliciter l’amicale des «bouffons» officiels, des «chercheurs» en charentaises et des journalistes «progressistes» de fédérer la quasi-totalité du corps social (surtout chez les boomers) contre le danger premier que représente une «cancel culture» à la définition brumeuse4>Lire Alex Mahoudeau, «La Panique woke – Anatomie d’une offensive réactionnaire», éd. Textuel, Paris, 2022.! Un seul espoir dans tout ce marasme: rares sont les jeunes qui tombent dans le panneau. Pour les adolescent·es, jeunes adultes de notre pays et d’ailleurs, l’affaire est déjà pliée depuis longtemps: le racisme, la discrimination, loin du bal! Avec humour et créativité. A quand le reportage?

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Dominique Ziegler est auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

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lundi 8 janvier 2018

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