Agora

Oser l’interculturalité

«L’appropriation culturelle est davantage la manifestation de pratiques institutionnalisées et légitimées par de vieilles habitudes qu’une affaire de dreadlocks dans une soirée reggae.» Alain Tito Mabiala revient sur la controverse dont le groupe de reggae alémanique Lauwarm a fait les frais.
Société

L’appropriation culturelle est un concept complexe. L’utiliser à tort et à travers peut aboutir en un tête-à-queue dans la lutte antiraciste. Cela peut conduire à la banalisation des efforts intellectuels mis en œuvre pour que l’on admette de nos jours l’existence d’un sournois racisme de la société occidentale et de ses institutions qu’il faut exorciser. Proscrire le reggae aux musiciens «blancs»1>swissinfo.ch, 29.07.22, c’est nier les valeurs que portait Bob Marley dont le One Love est devenu iconique – symbole de l’unité humaine – à travers les grands festivals de reggae de par le monde; c’est établir une inégalité envers des personnes non semblables. C’est enterrer Marley avec les idéaux d’équité et d’égalité disséminés à travers ces chansons.

Les luttes perdent leur essence quand on omet de s’imprégner de leur histoire. Quand les causes, raisons, stratégies précédemment mises en place ayant abouti à de significatives victoires sont ignorées, laissant place à une facilité nocive. On oublie d’approfondir les signes, les indices et les liens qui permettent d’établir une pertinence et une consistance aboutissant à une forme de lucidité bénéfique à la lutte, en l’occurrence ici la lutte contre le racisme.

Les aficionados de la cause antiraciste existent. Ils et elles y sont solidaires par suite d’un profond désamour avec leur propre société et ses idées. Certain·es vivent une perpétuelle culpabilité/redevabilité face à une altérité/minorité qu’elles ou ils jugent – non sans raison – opprimée et ne manquent pas d’occasion d’être solidaires. Leur appui – d’autant qu’il vient de la classe des privilégié·es puisque le système tel qu’il fonctionne les a ainsi établi·es – requinque d’une certaine légitimité les propos affirmant qu’un «Blanc» jouant du reggae ferait de l’appropriation culturelle.

La vraie appropriation culturelle se trouve dans les musées occidentaux, avec les œuvres de la mémoire collective de certains peuples. Elles génèrent énormément d’argent pour les anciennes métropoles, sans aucune forme de rétrocession aux descendant·es de ceux et celles qui les avaient façonnées. Quelques virulentes contestations ont réveillé les consciences sur l’aberrante présence de ces œuvres là où elles ne devraient pas être. Aujourd’hui, la question de la restitution est sur toutes les lèvres, et la pression devrait s’accentuer. A contrario, en Afrique subsaharienne, l’indifférence systémique à la culture est patente, du fait de régimes assujettis politiquement et économiquement à l’Occident, pour lesquels la culture est le cadet des soucis.

L’appropriation culturelle, c’est aussi l’utilisation abusive d’une culture dont les effets ne sont que le renforcement des préjugés établis depuis des siècles et qui ne cessent de nuire. Si l’on rêve d’exclusivité culturelle, cela est possible en consignant tout ce qui est d’usage populaire dans un pays via des brevets, droits d’auteur et enregistrements de marques protégeant ces inventions des imitations et des utilisations abusives. Là se posera encore la question de savoir qui a la légitimité de mener une telle opération.

L’incident estival avec le groupe Lauwarm fait partie des égarements exprimés par des personnes désireuses d’être utiles à la lutte. Malgré leur bonne volonté, elles finissent par l’avilir. Alors qu’il existe des points saillants et pertinents à partir desquels il est possible d’augmenter la pression sur les acteurs de la pérennisation, volontaire ou non, de cette atmosphère raciste (malgré l’existence d’un arsenal juridique permettant de régler certaines situations de discrimination). Des victoires symboliques ont été remportées. Par exemple, la Ville de Neuchâtel a accepté d’éclaircir le casus belli autour de la statue de David de Pury2>watson.ch, 25.08.21. et effectué le remplacement de la statue du scientifique raciste Louis Agassiz par celle de Tilo Frey, une des premières femmes noires à siéger au parlement fédéral. Ces avancées sont le fruit d’un travail épistémique fouillé de la part d’associations et de personnalités cherchant à sonder en profondeur le racisme résiduel3>Lucify.ch, 31.07.19.. D’autres initiatives pertinentes existent en Suisse pour réduire l’impact du racisme dans les esprits et sur la place publique; elles nécessitent l’engagement de volontés qui bien souvent manquent à l’appel.

Ce triste événement bernois exprime une nécessité à l’égalité qui, si elle n’est pas ajustée aux vrais problèmes de racisme, risque de diviser encore plus et d’engendrer d’interminables débats stériles. La voie de l’interculturalité peut s’avérer une solution. Elle prend en compte les interactions entre différentes cultures dans un respect mutuel, avec l’objectif de protéger l’ensemble des identités culturelles concernées. Stevie Ray Vaughan, guitariste de blues et blanc, Johnny Clegg, qui chantait en zulu, ou tant d’autres ont utilisé des rythmes qui ne sont pas les leurs, et on a su déceler l’espoir qu’ils propageaient dans certains de leurs titres pour le bénéfice de l’humain. Leurs musiques ont réjoui et fait danser les personnes d’origines multiples. Comme projet politique, l’interculturalité permet de partager le sentiment de ressemblance et d’équivalence dans la condition humaine afin de se rejoindre dans une irréfutable unité faite de respect et de meilleure projection des lendemains communs.

Notes[+]

Alain Tito Mabiala est journaliste et écrivain congolais exilé en Suisse.

Opinions Agora Alain Tito Mabiala Société

Connexion