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Livre clip, livre clap

À livre ouvert

Il y a des livres qu’on lit d’une traite et d’autres pas. Pour ma part, le dernier recueil d’entretiens de Jean Baudrillard 1> Jean Baudrillard, Entretiens, PUF, 2019. fait partie des seconds.

Non pas que j’y mette aucune méthode. On pourrait plutôt dire le contraire. Face aux vingt-cinq entretiens réunis, je me suis fixé une règle: n’en jamais lire plus d’un à la fois.

Hier c’était «Tant pis pour la Patagonie» (1990) et demain ce sera «L’écriture m’a toujours donné du plaisir» (1991). En lisant le premier je suis tombé sur une pépite: la pensée clip.

L’auteur entend par là non tant une pensée brève, qui irait vite, que celle «faite de séquences consommables». Parente proche de cette «pensée réflexe» à laquelle nombre de débats actuels nous ont malheureusement habitué·es, où l’enjeu est de grossir sans cesse le flux des idées, de ne jamais rester coi et de remplir tout l’espace attentionnel en réagissant en continu à tout ce qui se dit. «Pensée réflexe», «pensée clip», voilà des outils bien pratiques lorsqu’on tente de peser le poids de ce que nous lisons.

En matière de livres, le poids ne se mesure guère en termes de pages. Il y a des pavés plus légers que l’air et des opuscules d’une densité folle. Ne jamais donc se fier aux apparences ni à la taille de la typo. Non, pour peser un livre, il n’y a qu’un moyen: le lire et tenter de mesurer la «gravité» à laquelle il nous confronte.

J’ai lu cette semaine deux livrets d’environ 60 pages chacun, parus dans la collection «Libelle» aux Editions du Seuil. Depuis peu, ce type de collection fait florès et on comprend pourquoi. Pareil format permet de raccourcir et d’optimiser le processus éditorial afin de publier des textes qui sont un écho presque direct à l’actualité. Les deux livres en question ont cette qualité.

Le premier s’intitule Par-delà l’Androcène2>Adélaïde Bon, Sandrine Roudaut et Sandrine Rousseau, Par-delà l’Androcène, Seuil, août 2022.; le second, Le nucléaire n’est pas bon pour le climat 3>Hervé Kempf, Le nucléaire n’est pas bon pour le climat, Seuil, septembre 2022. . Le premier se veut «une main tendue, une réflexion pour s’orienter dans les temps troublés que nous connaissons»; le second vient s’opposer directement aux nucléophiles en tout genre. Le premier en fait trop, le second pas assez.

Trop, car s’il est nécessaire avec les auteures du premier de «mettre la lumière sur le genre de l’Anthropocène», il est périlleux de tout ramener à un vocable exclusif, ici «Androcène», ère de certains hommes. Le risque est en effet grand d’euphémiser, voire de gommer les autres composantes matricielles de notre époque, qu’il s’agisse des forces du capital ou de celles du système technicien.

Cette critique vaut évidemment pour toutes les autres étiquettes exclusives en -cène – il y en aurait plus de cent – qui s’arrogeraient le droit de supplanter sans débat possible toutes les autres.

Pas assez, car aussi efficace soit le second, il semble que son auteur rechigne à montrer la véritable dangerosité du nucléaire. S’il le faisait, il nous plongerait dans une peur indicible dont il serait impossible de nous défaire.

Aussi préfère-t-il nous faire juste assez peur, comme lorsqu’il rappelle les propos de Naoto Kan, ancien premier ministre japonais, sur le scénario catastrophe envisagé durant les jours qui ont suivi le 11 mars 2011: une évacuation de toute l’agglomération de Tokyo. Lancée en l’air, cette affirmation a pour elle de nous frapper, oui. Mais forte de précisions supplémentaires, comme le nombre de personnes concernées et la durée de l’évacuation (en jours, mois, années, décennies, …), elle nous projetterait dans un tout autre ordre de grandeur et nous ferait carrément vaciller.

Au sortir de ces lectures, ici résumées à l’extrême, il me semble être en face de deux types de livres très différents. En voulant tout dire, et de toutes les façons possibles, le premier tombe malheureusement dans les ornières d’une pensée clip. Nous pouvons être saisi par la justesse d’une analyse et à la ligne suivante décrocher complètement jusqu’à vouloir refermer le livre, puis être repris et embarqué par le texte, cette fois pour une raison encore différente. Lecture éprouvante s’il en est. Le second ne tombe pas dans ce piège, peut-être parce que son auteur sait exactement où il veut nous mener: une fois le livre refermé, force est de penser – et avec raison – qu’il puisse agir comme un «clap» de fin pour le nucléaire. C’est au tour des nucléocrates de trembler.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant

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lundi 8 janvier 2018

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