Cinéma

Godard, la dernière vague

Le cinéaste suisse Jean-Luc Godard est décédé mardi, chez lui à Rolle, en ayant recours au suicide assisté. Icône de la Nouvelle Vague, il a révolutionné le septième art avec ses films iconoclastes et provocateurs.
Godard, la dernière vague
Jean-Luc Godard, ici en 2010, laisse un héritage indélébile dans l'histoire du cinéma. KEYSTONE/ARCHIVES
Carnet noir

Très rares sont les cinéastes dont on peut dire qu’ils ont changé la face du monde. Jean-Luc Godard est l’un d’entre eux, tout simplement. Réalisateur prolifique aux mille vies, icône de la Nouvelle Vague, le Franco-Suisse, installé à Rolle, est décédé mardi, à l’âge de 91 ans. «Aucune cérémonie officielle n’aura lieu. Jean-Luc Godard est décédé paisiblement à son domicile entouré de ses proches. Il sera incinéré», ont communiqué son épouse Anne-Marie Miéville et ses producteurs. Le cinéaste «fatigué», libre jusqu’à son dernier souffle, a eu recours au suicide assisté.

>> Lire aussi notre édito: Fondu en noir

Il laisse derrière lui une carrière jalonnée de chefs-d’œuvre, de films culte mais aussi d’objets cinématographiques singuliers et/ou incompris. Car pour Godard, les limites étaient faites pour être repoussées, puis explosées. François Truffaut disait même de lui qu’il avait «pulvérisé» le cinéma. L’Histoire retiendra peut-être de lui l’image d’un artiste énigmatique, qui enchaîne les cigarettes, dissimulé derrière une paire de lunettes fumées et drapé dans un questionnement existentiel éclairé aux réflexions révolutionnaires sur l’art.

Il y a sûrement du vrai. Mais il n’y a pas que ça. Jean-Luc Godard n’a jamais cessé de tourner ni de cogiter le cinéma, de penser le monde. Le septième art est aujourd’hui orphelin de l’un de ses plus grands maîtres. Mais que l’on se réjouisse, l’esprit du réalisateur d’A bout de souffle, Pierrot le fou ou Alphaville, lui, perdure. Son souffle de liberté s’est fait ressentir depuis bien longtemps jusqu’à Hollywood chez Scorsese, Tarantino ou Altman… Et la jeune génération, elle aussi, se laisse inspirer à l’instar de Stéphane Batut et son Vif-Argent (2019), mélo surnaturel assemblé de multiples fragments.

Le kleptomane

Jean-Luc Godard naît le 3 décembre 1930, à Paris. Deuxième d’une famille de quatre enfants, il passera son enfance entre la France et la Suisse. Sa famille s’établit en 1933 sur les bords du Léman dans la région de Nyon tandis que ses grands-parents demeurent à Paris. Petit, il prend l’habitude de voler, notamment des livres anciens pour les revendre. Une kleptomanie qui lui assurera un statut de paria dans sa famille.

Vite happé par le cinéma, Godard fréquentera assidûment la cinémathèque parisienne et le ciné-club du Quartier latin où il croise régulièrement François Truffaut, Claude Chabrol ou Jacques Rivette. Il écrit aussi pour la très jeune revue Les Cahiers du cinéma (à nouveau, il pique dans la caisse). En 1953, Jean-Luc Godard travaille pour la Télévision suisse, à Zurich. Là encore, il fait les poches ce qui lui vaut trois jours de prison. Son premier court-métrage, écrit avec Eric Rohmer, Godard le tourne en 1957. Un petit film bricolé intitulé Tous les garçons s’appellent Patrick.

COPY Godard, la dernière vague
Jean-Luc Godard en 1960. KEYSTONE

Au Festival de Cannes 1959, les Quatre cents coups de François Truffaut font sensation. Jean-Luc Godard, conscient qu’il ne faut pas rater cette Nouvelle Vague, entreprend de réaliser son premier long-métrage. Ce sera la déflagration A bout de souffle, tourné avec Jean-Paul Belmondo et Jean Seberg dans les rôles principaux, qui deviendra le manifeste esthétique de cette nouvelle révolution cinématographique. Un film au rythme très particulier, monté avec des discontinuités déconcertantes. C’est un succès critique et public (plus de deux millions d’entrées) qui annonce une décennie prolifique pour le jeune auteur.

«Mes seins, tu les aimes?»

Une femme est une femme, Le petit soldat, Bande à part, le film de science-fiction Alphaville, Pierrot le fou… En quelques années, Jean-Luc Godard cimente sa légende. Novateurs, abscons, iconoclastes, ambigus, agaçants, populaires… Les films de Godard ressemblent à la vie: imparfaits mais vibrants, dérangeants mais étrangement familiers. Comme autant de coups de pied dans une fourmilière cinématographique trop étriquée pour ses idées. Réalisateur mais aussi théoricien, le cinéaste ne se prive jamais d’un bon mot: «Le cinéma c’est 24 fois la vérité par seconde» ou «le travelling est une affaire de morale» resteront gravés.

De cette période faste, c’est peut-être Le Mépris (1963), avec Brigitte Bardot, qui illustre le mieux le paradoxe Godard. Film à gros budget avec la plus grande star féminine de son temps, Le Mépris demeure une œuvre personnelle dans laquelle le cinéaste se livre. Et même lorsque la production lui demande d’en rajouter une couche dans le sulfureux, il saisit la balle au bond et choque son monde avec un dialogue culte et frontal balancé par Bardot à Michel Piccoli: «Tu vois mon derrière dans la glace? – Oui. Tu les trouves jolies mes fesses? – Oui, très. Et mes seins, tu les aimes? – Oui, énormément. Qu’est-ce que tu préfères, mes seins ou la pointe de mes seins? – Je sais pas, c’est pareil.»

COPY Godard, la dernière vague 1
Avec sa deuxième femme Anne Wiazemsky en 1968. KEYSTONE

Les années maoïstes

A la fin des années 1960, les bouleversements sociétaux n’épargnent pas l’esthète anarchiste qui se radicalise, à gauche. Son coup de gueule au Festival de Cannes 1968 marque un point de bascule. La vedette veut en finir avec son image et rêve d’expériences cinématographiques communautaires. Il fonde ainsi le groupe Dziga Vertov et prend le maquis. Nouvelle révolution ou suicide artistique… Et au passage Jean-Luc Godard jette le bébé avec l’eau du bain: tout y passe, de son amitié avec Truffaut à sa célèbre opposition avec André Malraux, ministre de la Culture.

Après une série de films aux idées maoïstes et des productions aussi radicales qu’underground, Jean-Luc Godard s’installe avec son épouse Anne-Marie Miéville à Rolle, près de Nyon, ville où il a passé son enfance. Un retour aux sources qui signe un retour aux affaires dans les années 1980. D’abord avec Sauve qui peut (la vie), puis Prénom Carmen. Sept films en sept ans qui relanceront le cinéaste. En 1985, Je vous salue Marie fera grand bruit. Godard y revisite l’histoire de la mère de Jésus en s’inspirant de Françoise Dolto.

Même si le grand public se désintéresse peu à peu de son cinéma, Jean-Luc Godard continue de tourner jusqu’à la fin de sa vie. Son dernier long-métrage, Le livre d’image, est une œuvre de collage récompensée en 2018 d’une Palme d’or spéciale au Festival de Cannes. LA LIBERTÉ

Le cinéma mondial est orphelin

«On savait qu’il était assez faible et pourtant son décès est un choc. C’est un monument qui disparaît. Il y a peut-être cinq réalisateurs qui ont changé l’Histoire du cinéma et Jean-Luc Godard était l’un d’entre eux. C’est aussi un monument de la pensée du XXe siècle qui a influencé non seulement des cinéastes mais aussi des plasticiens, des philosophes. Aujourd’hui domine le sentiment d’avoir perdu quelqu’un qui pensait le cinéma et les images. Cet intérêt ne l’a jamais quitté et jusqu’à la fin de sa vie il était curieux des nouveaux modes de communications, des réseaux sociaux. C’était un observateur quasi scientifique du monde.»

Lionel Baier, réalisateur et producteur suisse, à la tête du département de cinéma de l’ECAL de 2002 à 2021 et membre fondateur de la société de production Bande à Part, nommée ainsi en hommage au film du même nom de Jean-Luc Godard


«Il ne faut pas se souvenir de Jean-Luc Godard, il faut utiliser ce qu’il nous a enseigné. Il n’a jamais cessé d’être novateur et d’expérimenter avec l’outil cinéma, même au point de dire qu’il était mort. Il y a un enseignement à tirer de tout cela. Chez Godard, il y a toujours un fonds social et philosophique, un alliage d’intelligence et de créativité dans la mise en scène. Autant d’idées dont on va se servir encore longtemps.»

Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse


«Je suis très touché par l’annonce du décès de Jean-Luc Godard. La Suisse perd l’un de ses plus grands cinéastes. Ses œuvres ont inspiré des générations de réalisateurs dans le monde entier, son héritage et son influence immenses marqueront l’histoire.»

Alain Berset, Conseiller fédéral, sur Twitter.


«Une page de l’histoire du cinéma se tourne… Merci, Jean-Luc, pour les beaux souvenirs que tu nous as laissés. Sache que je serai toujours fier d’avoir Nouvelle Vague (film de 1990, ndlr) dans ma filmographie.»

Alain Delon


«Jean-Luc Godard, c’est le Picasso du cinéma. Avec ses intuitions et ses fulgurances. En avance sur son temps, il a joué avec les mots, les images et les couleurs. Il improvisait des films-jalons, obscurs et séduisants. Le cinéma mondial est orphelin.»

Gilles Jacob, ancien président du Festival de Cannes

Six classiques

mercredi 14 septembre 2022
Culture Cinéma Olivier Wyser Carnet noir

Autour de l'article

Fondu au noir

mardi 13 septembre 2022 Mathieu Loewer
Dieu est mort. Enfin, celui du cinéma. Car aucun réalisateur n’aura marqué son art autant que Jean-Luc Godard, ni joui d’une aura aussi incontestée que celle de l’ermite de Rolle, dont la presse...

Connexion