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«A Bâle, j’ai créé l’Etat juif»

Transitions

Il y a 125 ans, Theodor Herzl, journaliste et écrivain austro-hongrois, fonda à Bâle le congrès sioniste mondial à l’issue duquel il proclama: «J’ai créé l’Etat juif.» Quel aplomb! C’est comme si Klaus Schwab claironnait: «A Davos, j’ai créé le monde!» En fait, l’Etat juif, il semble qu’Herzl ne savait pas très bien où le placer: divers lieux furent paraît-il évoqués. Par la suite, dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, il apparut que la Palestine, arrachée à l’Empire ottoman, placée sous mandat britannique, pourrait faire l’affaire. Personne ne semble s’être préoccupé de savoir si cette terre était habitée, ce qui permit aux sionistes de déclarer, selon la formule célèbre, que c’était «une terre sans peuple pour un peuple sans patrie». Par la force de cette conviction, il ne fut plus nécessaire de s’encombrer de scrupules: les Palestiniens n’existent pas, c’est un peuple invisible.

La célébration de cet anniversaire à Bâle le 29 août dernier fut un modèle de procrastination du conflit israélo-palestinien. On le célébra comme dans une capsule éthérée que la fureur des bombes qui tombent sur Gaza ne peut atteindre. Certes, des manifestant·es ont défilé dans les rues pour défendre les droits du peuple palestinien, mais cela déplut fortement à la nouvelle ambassadrice d’Israël en Suisse, qui n’y vit que pure propagande terroriste, ternissant la majesté de la fête. L’invisibilité doit donc se prolonger. Et pour s’en assurer, la Suisse mit à disposition pas moins de 700 militaires et 5,7 millions de francs: «Cela prouve les liens très étroits qui unissent Israël et la Suisse», se félicita notre président, Ignazio Cassis.

Pendant ce temps, dans le monde réel, des militant·es, des juristes et des hommes et femmes de loi dressent méticuleusement la liste des violations du droit international qui accablent le peuple palestinien. Ce printemps, Amnesty International a publié un rapport accablant sur la politique d’apartheid appliquée par l’Etat hébreu.1 Frémissant d’indignation, les affidés d’Israël (mais pas ses vrais amis) protestent: le mot est lourd, infâmant. Pourtant, les spécialistes d’Amnesty ont fait un travail méticuleux, tout comme la procureure de la Cour pénale internationale et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Tous se fondent sur la définition du crime d’apartheid qui s’applique à la politique israélienne: un système discriminatoire qui soumet intentionnellement un groupe à une vie derrière des murs, des checkpoints et des militaires. Ce n’est pas une découverte, mais, comme l’écrit Alain Gresh dans Le Monde diplomatique (11.06.21), cette affirmation «continue à surprendre ceux qui prennent le silence des médias pour l’acquiescement des victimes».

Le congrès sioniste de Bâle a surtout mis en évidence la prépondérance des intérêts économiques par rapport à la gestion politique du conflit. Faire de bonnes affaires avec les pays qu’on aide, c’est aussi vers quoi s’oriente notre politique extérieure, en particulier la «stratégie MENA» (Moyen-Orient-Afrique du Nord), dont un volet concerne Israël, la Jordanie, le Liban et la Syrie. La Confédération envisage désormais de mettre la priorité sur le développement économique des territoires palestiniens occupés, plutôt que de résoudre la crise. Tout semble se passer comme si on pouvait acheter avec de l’argent la soumission d’un peuple opprimé. De plus, cette politique va de pair avec la conclusion d’accords avec les Etats arabes du Proche Orient, aussi bien en Suisse qu’en Israël, qui ont pour effet de diluer la question palestinienne dans une perspective géopolitique plus globale, comme un processus de «normalisation».

Au parlement fédéral, des élu·es ont inlassablement réclamé du Conseil fédéral des mesures concrètes pour sanctionner l’extension des colonies, les discriminations et les expulsions. Invariablement, celui-ci a réaffirmé son refus de toute idée de sanction ou de boycott. La honte de la collaboration économique de notre pays avec l’Afrique du Sud au temps de l’apartheid, en violation des sanctions décrétées par l’ONU, va-t-elle peser à nouveau sur nos consciences? Celles prises contre la Russie, adoptées de grand cœur en solidarité avec l’Ukraine, peuvent-elles au contraire solidifier une volonté commune de ne plus tolérer des crimes contre l’humanité?

Bien sûr, on me dira que les dirigeants palestiniens sont corrompus, lâches ou sanguinaires. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que jeter des bombes sur Gaza ou assassiner des cadres du Hamas ne peut avoir pour résultat que de faire naître de nouveaux combattants. C’est encore à Alain Gresh que j’emprunte cette tragique conclusion: s’il est vrai qu’on ne peut avancer vers la paix que dans les périodes de calme, celles-ci sont hélas «celles où seuls des Palestiniens sont tués sans que cela ne fasse jamais la ‘une’ des journaux».

Anne-Catherine Menétrey est ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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