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Incommensurable Russie

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La guerre qui sévit actuellement en Europe nous a incité à relire le bref opus de Bruno Drweski: La nouvelle Russie est-elle de droite ou de gauche? (Delga, 2016). Historien et politologue hétérodoxe d’obédience communiste, ancien rédacteur en chef de La Pensée et de Recherches internationales, maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris, l’auteur interroge la nature du régime de Poutine et les fondements de sa géopolitique.

Drweski observe qu’après avoir joué les premiers rôles comme «Rome orthodoxe» ou comme «patrie du prolétariat», la Russie a connu une sévère éclipse; depuis son intervention diplomatique puis militaire en Syrie cependant, le Kremlin paraît «de retour». Il n’hésite plus à affronter les forces qu’il ne souhaite pas retrouver demain sur son sol ou à ses frontières.

Bien qu’à nouveau significatif, le positionnement de la Russie à l’international n’en est pas pour autant dominant, note le politologue – l’axe principal des contradictions mondiales se trouvant désormais sur la ligne Etats-Unis-Chine. Plus faible (pour l’heure encore) que son rival étasunien, la République populaire connait une prodigieuse ascension économique, financière, stratégique, culturelle, idéologique, technique et scientifique.

C’est dans ce nouveau contexte donc, et aussi parce que l’Europe a boudé la proposition de Poutine de penser l’intégration «de Lisbonne à Vladivostok», que la Russie s’est rapprochée de la Chine. «Non pas par affinité particulière», précise Drewski, mais parce qu’elle n’avait pas d’autre choix pour renouer avec la diplomatie mondiale (et s’offrir d’avantageuses perspectives économiques).

L’intérêt de la Chine? Bâtir progressivement, discrètement un important réseau de relations et, plus spécifiquement, user de la Russie tantôt comme «bouclier», tantôt comme «glaive» – en évitant ainsi d’occuper la première place dans les moments de tensions internationales.

Illustrant son propos – dans ces pages écrites plus de cinq ans avant l’actuelle invasion –, Drweski affirme que «les tensions en Ukraine doivent (…) être analysées dans leur contexte international, mondial en prenant en compte l’intérêt des Etats-Unis dans leur rivalité principale avec la Chine». Si les Etats-Unis se sont investis auprès de Kiev, c’est en réponse aux échecs rencontrés en Syrie à la suite de l’assistance fournie par Moscou au régime en place. Or, la Syrie est une contrée déterminante dans la géopolitique du gaz – notamment pour qui ambitionne de contrôler le Moyen-Orient et, partant, la fourniture d’énergie à l’Europe et à la Chine.

L’un des intérêts majeurs du livre de Drweski tient dans l’articulation nouée entre les réalités diplomatiques et internes de l’Etat russe.

Façonné par des héritages multiples et contradictoires, le Kremlin fonde sa légitimité sur des arguments tantôt réactionnaires, tantôt progressistes. Ainsi puise-t-il – en matière géopolitique, par exemple – dans la tradition soviétique de la sécurité collective et de la coexistence pacifique pour fonder sa promotion de la multipolarité. Il n’hésite pas, même, à s’appuyer sur un Parti communiste russe pourtant d’opposition pour entretenir, à l’intérieur, un contrepoids face aux oligarques et, à l’étranger, un canal de contacts officieux avec les gauches radicales. En d’autres occurrences, Poutine opère un demi-tour sur sa droite, embrasse les valeurs morales de la chrétienté orthodoxe pour devancer les sollicitations des chrétiens d’Orient. L’agile activation de l’islam des traditions tchétchènes ou tatares lui permet, en outre, de concurrencer l’islamisme radical des takfiristes saoudites ou qatariotes. Enfin, il joue au besoin de la diaspora russo-juive ou des républiques de tradition bouddhiste-lamaïste pour s’assurer une influence dans des territoires que d’autres spiritualités infusent.

Egalement historien, Bruno Drweski rappelle qu’existe en Russie une double tradition: d’un côté, celle d’un Etat fort, de l’autre celle d’une cour large et pluraliste.

Si la base sociale de l’actuel pouvoir est assurément plus bourgeoise que prolétarienne, Poutine a su s’attacher le soutien d’une large part de la paysannerie et de la fonction publique en restaurant l’Etat, les finances et en assurant le paiement régulier des salaires.

Pour ce qui est de ses appuis bourgeois, on les caractérisera comme «nationaux» et non «compradores». Se trouvant dans une situation de rattrapage et d’infériorité à l’échelle internationale, les élites possédantes russes seraient en effet majoritairement décidées à défendre les intérêts de l’économie indigène.

Ainsi, si le parti de Poutine Russie unie est situé à droite de l’échiquier politique, il est toutefois difficile de lui attribuer une idéologie cohérente. Opportuniste, il oscille entre des positions pouvant aller de la gauche jusqu’à l’extrême droite.

Dotée d’un territoire vaste et d’une histoire plurielle, la Russie s’applique à faire de sa diversité sociale, culturelle, idéologique et religieuse un atout dans ses stratégies intérieures et extérieures. Une diversité peu commensurable qui doit instruire mais non retenir le jugement.

*Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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