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Le théâtre impropre?

Chroniques aventines

A l’occasion de deux modérations récentes – l’une à la Société de lecture de Genève avec le dramaturge Dominique Ziegler, l’autre en Savoie avec l’historien du Parti communiste français Guillaume Roubaud-Quashie, il nous a été donné d’interroger certaines controverses du théâtre politique et la façon dont on raconte l’Histoire.

S’appuyant sur les vues de Régis Debray, Ziegler défend un théâtre de contenu progressiste enveloppé dans une forme traditionnelle. Dans Sur le pont d’Avignon, réagissant à la sulfureuse édition 2005 du festival de la cité des Papes, l’intellectuel français dénonçait en effet une certaine «branchitude» hermétique et l’abandon par l’art dramatique de toute «fonction tribunitienne». Pensant le théâtre, Ziegler comme Debray semblent tenir la forme pour un élément second.

Cette distinction fond/forme paraît classique, mais elle n’est pas parfaitement établie. «La forme, c’est le fond» affirmait, par exemple, Victor Hugo dans De l’utilité du beau. Dans ces notes vraisemblablement rédigées en 1864, le poète des Contemplations pointe l’obséquiosité voire la docilité d’Horace et Virgile à l’endroit des puissants mais les exonère de toute condamnation définitive tant leur virtuosité est admirable et leur chant ciselé.
Inscrivant son écriture dans une lutte, soucieux dès lors de s’adresser à tous, Ziegler se méfie, lui, de l’«art pur», de la prévalence formelle.

Illustrons notre propos. Désireux de commémorer Octobre 1917, l’auteur genevois s’est attaché – dans son Rêve de Vladimir – à la figure centrale de Lénine. L’intitulé même de sa pièce indique la volonté de représenter le protagoniste en son intimité. De fait, la scène nous le montre dans ses interactions avec son épouse, ses camarades ou encore tourmenté par d’intenses céphalées. L’action est aisée à suivre et la geste révolutionnaire se confond ou se reflète tout entière dans l’existence du leader bolchévique. Là gît peut-être un vice de fond – si l’on nous autorise cette expression.

Avant de pousser plus loin, il nous faut faire lien avec notre seconde rencontre – celle qui nous vit échanger avec Guillaume Roubaud-Quashie. Devisant sur l’établissement de la Sécurité sociale dans l’Hexagone, nous soulignâmes la manière différente dont on raconte cette conquête selon que l’on soit historien bourgeois ou marxiste: le premier – s’il ne condamne pas toute idée d’assurance sociale – pointera le mérite propre du général de Gaulle – chef du gouvernement qui promulgua la fameuse ordonnance de 1945 – tandis que le second insistera non seulement sur le rapport de force favorable induit par le sacrifice de milliers d’anonymes dans la Résistance, mais également sur la séculaire lutte des classes des mondes ouvrier et artisan pour créer des caisses de secours qui servirent de base au nouveau système.

La première version entretient l’idée que ce sont des Hommes providentiels qui font l’Histoire; la seconde qu’elle est essentiellement accouchée par des déterminations et des rapports de forces socio-économiques. Relions à présent nos fils grâce à Hegel, un maître en esthétique aussi bien qu’en philosophie de l’histoire. D’après lui, l’idéal de l’art consiste à «manifester, sous une forme sensible et adéquate, le contenu qui constitue le fond des choses». Or, quel est ce «fond des choses» dans le cas de 1917?

Pour Lénine, qui se réclame de Marx et de son matérialisme historique, il tient moins à des personnes – fût-ce à lui-même – qu’à des rapports et modes de production, à l’entrechoc des impérialismes.

Si la forme pour ainsi dire «psychologisante» que choisit notre ami Ziegler rassure un public habitué à cette manière, elle ne dit pas marxistement une révolution pourtant rivée sur ce corpus idéologique.

Fond et forme s’opposent donc ici. Reste une question: le théâtre serait-il impropre à donner une vision foncièrement marxienne de l’Histoire? Certainement pas. Maintes tentatives inventives révèlent des solutions pertinentes. Ainsi le théâtre documentaire d’Erwin Piscator dans le premier XXe siècle.

Concluons notre réflexion en citant un dernier artiste.
Également directeur de la Maison d’Aragon et Elsa Triolet, Roubaud-Quashie entretient la mémoire du grand poète communiste. Or, de ce côté-là point une résolution aussi convaincante qu’élémentaire nous incitant au dépassement du clivage – finalement stérile – du contenu et de la forme.

Dans l’émission télévisuelle Zoom de septembre 1967, l’écrivain refuse de s’approprier la notion sartrienne de l’«art engagé»: «Je me mets toujours dans une colère folle quand on me dit que je suis un écrivain engagé; je n’ai jamais été engagé (…). J’écris ce que je pense et il n’y a pas besoin d’un adjectif nouveau pour exprimer le fait qu’on écrive ce qu’on pense. (…). La littérature est un événement. (…). L’événement n’est pas une chose ‘préfabriquée’.

Cette littérature engagée dont on me parle m’a l’air d’une littérature préfabriquée. (…) Je pense à certaines choses, elles me tiennent à cœur, j’en parle, je leur donne figure, elles passent dans les poèmes, dans les romans, c’est une autre affaire.»
L’événement aragonien, l’art – politique ou non – comme une exhalation figurée.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels,
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

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