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Un crime contre la vérité

Un crime contre la vérité
Manifestation de soutien pour Julian Assange le 24 janvier dernier devant la Haute Cour de Londres. KEYSTONE
Transitions

Une lectrice du Courrier me suggère de consacrer une chronique au sort de Julian Assange. «Peut-être vous souvient-il, m’écrit-elle, que le sieur Pinochet, résidant alors en Angleterre, aurait dû être transféré en Espagne pour y être jugé et qu’il ne l’a pas été?» Oui, je m’en souviens fort bien. C’était en 1998-99. Le juge espagnol Baltasar Garzón avait monté contre lui un dossier d’accusation implacable, la justice anglaise avait prononcé son extradition, mais le ministre de l’Intérieur de l’époque, pris de pitié pour ce pauvre homme en chaise roulante, avait finalement décidé de le laisser filer vers le Chili. Sans la chaise roulante, vu qu’entre-temps il s’était miraculeusement guéri!

Julian Assange n’est pas en chaise roulante, mais son état physique et psychique dangereusement dégradé n’a pas empêché les juges de le déclarer apte à subir la vengeance suprême des Etats-Unis où l’attend une peine de 175 ans de prison (comment ose-t-on proférer une telle énormité?). Il faut croire que la santé d’un dictateur sanguinaire qui a assassiné, enfermé ou fait disparaître des dizaines de milliers d’opposants politiques est plus précieuse que celle d’un journaliste qui diffuse des informations à des millions de personnes. Et surtout que les crimes des puissants sont mieux tolérés que les efforts d’un homme qui consacre sa vie à révéler la vérité sur ces mêmes crimes.

Les procédures engagées de part et d’autre de l’Atlantique contre Julian Assange sont considérées par certains comme une «félonie judiciaire» tant les protagonistes ont donné l’impression de manipuler opportunément les lois pour les faire correspondre à leurs intentions. Les Etats-Unis voulaient la peau de celui qui a montré au monde comment des drones américains abattaient des civils et des journalistes à Bagdad, les faisant passer ensuite pour des «ennemis tués au combat». Par le même procédé, ils ont fait d’Assange un «combattant ennemi illégal», au même titre que les «terroristes» qu’ils ont pourchassés, torturés, déportés de prison secrète en prison secrète à travers l’Europe depuis les attentats de 2001.

Ils ne sont pas les seuls: quand les gouvernements veulent réduire au silence leurs opposants, ils créent si nécessaire des lois, des codes et des procédures qui les dépouillent du statut de prisonniers politiques pour celui de criminels de droit commun.

A ce titre, Assange a subi des conditions de détention hallucinantes de dureté, que le rapporteur de l’ONU sur la torture, Nils Melzer, décrit comme «des formes persistantes de plus en plus graves de peines et de traitements cruels, inhumains et dégradants, dont les effets cumulés ne peuvent être décrits que comme de la torture psychologique».

C’est un vieux souvenir: en 2007, le conseiller fédéral Christoph Blocher se rendit aux Etats-Unis pour négocier un accord de collaboration policière avec le FBI et la CIA, lesquels opéraient sur la base d’une loi autorisant les «interrogatoires renforcés», termes pudiques pour désigner la torture. J’avais proposé au Conseil national, en vain, de refuser cet accord, au motif que dans ces conditions, collaborer c’était se rendre complice de torture. On en est toujours là aujourd’hui: le pouvoir américain se rend coupable d’un double crime: d’abord en recourant à la torture pour faire avouer les supposés terroristes, ensuite en soumettant à une forme de torture celui qui dénonce la ­torture.

Ce qui aggrave encore la situation, c’est la dispersion dans le monde de ces «ennemis combattants»: contrairement aux prisonniers politiques enfermés ensemble dans des pénitenciers où ils peuvent se sentir portés par une solidarité militante, les victimes de cette répression mondialisée ne voient jamais le visage de leurs véritables tortionnaires.

Pourquoi donc aucun gouvernement, aucun chef d’Etat ne s’active-t-il efficacement pour sauver Julian Assange de la déportation et de l’enfermement à vie? Oserais-je prétendre que c’est parce que tous font allégeance à la puissante Amérique, y compris la Suisse? Notre gouvernement n’a pas bronché quand les avions de la CIA faisaient escale sur nos aéroports, alors qu’on pouvait savoir qu’ils «exterritorialisaient» des personnes accusées sans preuve, promises aux pires traitements, en violation des règles du droit international.

Dans son livre Une certaine idée de la justice, Dick Marty parle même d’une «obéissance servile». Il ajoute: «La Suisse ne peut pas sans cesse parler des droits de l’homme et se taire ou faire la sourde oreille quand l’occasion de les défendre se présente.»

Actuellement, chez nous, les temps ne sont pas favorables aux journalistes qui traquent les vérités cachées: l’adoption de plusieurs restrictions porte dangereusement atteinte à la transparence et à la liberté de l’information.

C’est la vérité qu’on assassine en l’enfermant avec Julian Assange dans la noirceur d’une prison.

 

Anne-Catherine Ménétrey-Savary est ancienne conseillère nationale.
Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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