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Heurs et malheurs de la gauche (mondiale)

À livre ouvert

La gauche traditionnelle est morte et enterrée. C’est du moins, à en écouter la Schadenfreude des commentateurs, le bilan de ces premières décennies du XXIe siècle. Après le sursaut d’une gauche populiste dans le sillage de la crise financière, les partis socio-démocrates semblent à bout de souffle. La fondation de la Nouvelle union populaire écologique et sociale en France ne signifierait rien d’autre que la fin d’un modèle. Perte de légitimité, gouffre intergénérationnel, échec patent vis-à-vis des crises environnementales: n’en jetez plus.

Est-il venu le temps des nécrologies? C’est un peu ce que l’on ressent à la lecture du dernier livre de l’historien israélien postsioniste Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche. Difficile de refermer l’ouvrage sans essuyer un amer goût de défaite, de résignation et d’incompréhension – mais «qu’en est-il de la gauche exténuée?» se demande l’auteur à la fin de sa déprimante «conclusion mélancolique».

Shlomo Sand connaît bien son sujet. Partant à l’aube de la Révolution française de 1789, il retrace l’évolution d’un mouvement qu’il définit a minima comme celui de la recherche de «l’égalité entre tous les êtres humains». Peu de surprises donc: aux heurs et malheurs des révolutionnaires européens aux XVIIIe et XIXe siècle succède l’émergence d’une bourgeoisie libérale, des mouvements communiste, socialiste et ouvrier, d’une contre-révolution conservatrice. Soucieux de ne pas trahir son titre, Shlomo Sand survole même les «pays post-coloniaux» en une quinzaine de pages ainsi que «Le Chili, et le reste» en un tour de main. Il consacre la même longueur à un chapitre, tardif et oublié, à une autre moitié de l’humanité sous le titre de «La lutte pour l’égalité de genre».

Le problème de l’ouvrage de Shlomo Sand n’est pas un manque d’érudition, mais bien plutôt une difficulté à sortir du sillon convenu de ce qu’est la gauche. A résumer le sujet aux débats du XIXe siècle européen et à leurs héritiers, il n’est pas surprenant de diagnostiquer un certain essoufflement. D’autres ont apporté des perspectives plus intéressantes, moins eurocentrées et moins axées sur l’apport des «grands hommes»: on ne mentionnera que David Graeber et David Wengrow, pour qui l’idée d’égalité arrive en Europe dans le sillage de la rencontre avec les formes de société nord-américaines, avec ces «sauvages» terriblement indépendants – et égalitaires. Un second grand manquement réside dans l’incompréhensible oubli des femmes dans l’essentiel du livre: non seulement la conception étroite de l’égalité limitée aux seuls hommes n’est que peu problématisée, mais la contribution féminine à l’idée d’égalité et aux luttes pour sa réalisation est pratiquement passée sous silence ou réduite au débat sur l’égalité des genres.

L’ouvrage de Shlomo Sand n’est pour autant pas sans mérite. Remarquable effort de synthèse, il essaie de faire sens de deux siècles riches et confus, sans tomber dans l’éloge d’un mouvement héroïque mais malheureux. Nombre de tensions qui parcourent les luttes pour l’égalité sont ainsi mises au jour, notamment le paradoxe d’un mouvement proclamant la solidarité internationale et qui s’engouffre pourtant dans le nationalisme meurtrier de la Première Guerre mondiale. Néanmoins, seule la première moitié de l’ambitieux titre est réalisée – la présentation est, effectivement, brève – et l’ancrage dans l’actualité tombe, au mieux, trop court, au pire, à côté.

Séveric Yersin est historien.

Shlomo Sand, Une brève histoire mondiale de la gauche, Paris, La Découverte, 2022

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lundi 8 janvier 2018

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