Chroniques

A l’heure du low cost

Les écrans au prisme du genre

Dans Rien à foutre, film de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Adèle Exarchopoulos est entourée d’acteurs non professionnels – les employé·es de la compagnie low cost Wing – et incarne Cassandre, hôtesse de l’air belge affectée aux moyens courriers, qui vit à Lanzarote, une île des Canaries entièrement tournée vers le tourisme, en colocation avec d’autres filles dont on ne saura pas grand-chose. L’originalité du film n’est pas tant de mettre en scène une actrice avec des non-professionnel·les (sorti très récemment, Ouistreham d’Emmanuel Carrère fonctionne sur le même principe) que de réaliser les prises de vue dans le contexte de «vrais» vols de la compagnie, avec tout ce que cela suppose d’improvisation, où les professionnel·les deviennent les modèles et les repères sur lesquels l’actrice peut et doit s’appuyer. Adèle Exarchopoulos était particulièrement bien adaptée à ces conditions de tournage puisque sa formation a privilégié l’improvisation, comme l’a confirmé le film qui l’a rendue célèbre, La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013).

Rien à foutre est une tentative de rendre compte des conditions de vie et de travail de cette nouvelle génération de jeunes confronté·es à la précarité et aux bas salaires. Les cinéastes filment au plus près le corps et le visage de Cassandre, qui rêve de liberté et doit constamment se soumettre à des contraintes et à des injonctions qui engagent son apparence physique en tant que femme – présenter dans l’uniforme de la compagnie une image élégante et rassurante à la fois, grâce aux soins corporels et au maquillage, à travers des gestes efficaces toujours accompagnés d’un sourire – auxquelles s’ajoute une obsession de la rentabilité qui peut entrer violemment en contradiction avec le care que l’hôtesse est censée manifester aux passagers.

Une séquence illustre cette contradiction, quand elle tente de prendre soin d’une passagère qu’elle a dû faire changer de place assez brutalement et qui manifeste une grande détresse, tout en parlant une langue étrangère que Cassandre ne comprend pas. Elle finit par lui offrir un verre de vin à ses frais, et sera dénoncée pour cela par ses collègues auprès de la direction. Autre moment où l’on compatit à son malaise: un passager soûl exige un sourire avec sa bière et, devant son visage impassible, finit par l’insulter sans qu’elle puisse répondre. On assiste aussi aux séances de «formation» des hôtesses, dont une consiste à sourire sans discontinuer pendant plusieurs minutes, épreuve qu’Adèle a du mal à réussir.

Les voyages, ou plutôt les séquences d’enfermement dans l’avion, alternent avec les périodes de loisir où Cassandre traîne avec des copains et copines de hasard dans les bars et les boites de Lanzarote. Le filmage des séquences en boîte est assez anxiogène, avec une caméra aussi agitée que la musique et les gens qui dansent: à cause du bruit, on n’entend pas les paroles de Cassandre qui drague puis couche avec des garçons qu’on a à peine le temps d’identifier. L’improvisation et les conditions d’enregistrement «en temps réel» ont d’ailleurs pour effet de rendre beaucoup d’échanges verbaux inaudibles…

Le film est divisé en deux parties: dans la seconde, Cassandre rentre en Belgique chez son père pour un congé (on a appris au détour d’un appel téléphonique de sa banque qu’elle a perdu sa mère récemment). Son père dirige une agence immobilière où travaille aussi sa sœur cadette. Les retrouvailles sont rudes: dans une conversation à table, on comprend que son père a peu d’estime pour son travail – «tu sers des cafés» – mais sa sœur la défend. Elle retrouve ses copains et copines de lycée à qui elle donne une vision quelque peu idéalisée de son métier: «Je visite des tas de pays, je rencontre des tas de gens…». Elle tente de surmonter avec son père et sa sœur le deuil de sa mère, morte brutalement dans un accident de voiture, ce qui a provoqué sa fuite dans ce travail d’hôtesse de l’air.

Le ton général du film est celui d’une chronique, où la caméra s’efforce de saisir des moments de la vie quotidienne de Cassandre, sans liant entre les séquences… Mais la fin laisse un malaise: Cassandre tente de se faire recruter par une compagnie émiratie où les conditions de travail sont meilleures. On la retrouve à Dubaï assistant à un spectacle de grandes eaux, immobile dans un carré dessiné au sol pour éviter la promiscuité entre spectateurs (le covid est passé par là). Ce symbole un peu lourd de son isolement s’accompagne de plans qui suivent le déploiement des jeux d’eau devant les gratte-ciels de Dubaï sans passer par le regard de Cassandre, comme si on était dans une publicité touristique.

L’ensemble du film laisse une impression bizarre, à la fois de par la rupture de tons entre les deux parties et de par le point de vue du film, qui se veut plus empathique que dénonciateur, sur une situation que la protagoniste semble vivre au jour le jour, sans accéder à la conscience de ce qu’elle vit.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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