Chroniques

La civilisation du charbon

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L’augmentation du prix du gaz, dont la guerre russo-ukrainienne n’est que le catalyseur, se répercute sur la qualité de vie de celles et ceux dont le chauffage en dépend. En France, certains ménages ont déjà été contraints de couper les radiateurs l’hiver dernier et l’Etat a dû intervenir sur ce marché à l’aide d’un «bouclier tarifaire» plafonnant les prix sur ceux d’octobre 2021, déjà très élevés. L’hiver 2022 s’annonce froid pour celles et ceux en position de précarité énergétique.

La dépendance européenne aux énergies carbonées n’est pas nouvelle. Charles-François Mathis, dans son très bel ouvrage La Civilisation du charbon1>Charles-François Mathis, La Civilisation du charbon en Angleterre, du règne de Victoria à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Ed. Vendémiaire, 2021., souligne l’importance historique du charbon au sein de la société anglaise. Forte de ses réserves de houille facilement accessibles, l’Angleterre construit en effet son industrialisation sur le charbon: bien qu’il anéantisse la végétation de régions entières, étouffe le soleil, encrasse la ville et les appartements, noircisse les visages et les vêtements, s’infiltre dans les poumons, bien qu’il détruise et corrompe, le charbon fait la richesse nationale. Colonne vertébrale de la société anglaise, il est partout.

Le charbon s’impose rapidement comme combustible principal pour l’industrie, mais aussi au sein des foyers. En ce sens, il devient un sujet total: les débats sur le charbon, son extraction, son prix ou la meilleure manière de le brûler concernent aussi bien les grands propriétaires d’usines que les ménagères, les bourgeois parvenus que les travailleurs des mines. Aussi, lors des terribles pénuries de 1872-1874 comme de 1918, c’est le fondement même de la société anglaise et de l’ordre libéral qui est menacé. L’Etat doit-il intervenir pour préserver la capacité des plus pauvres à se chauffer, ou le laisser-faire vaut-il quelques sacrifices?

Face à l’importance capitale du charbon pour la survie d’une partie de la population en hiver, et peut-être pour réduire la mobilisation contre des élites au cynisme terrifiant, les initiatives se multiplient pour assurer l’accès à un charbon, sinon bon marché, du moins abordable. De la charité des aristocrates jamais dénués d’une tentation de contrôle social aux coopératives de consommateurs, un large éventail d’idées caractérise la manière dont la problématique de l’accès à l’énergie est abordée. La nationalisation des mines, la régulation du marché ou un impôt sur les profits sont certes débattus, mais ne sont sérieusement envisagés qu’au sortir de la Première Guerre mondiale – c’est après le deuxième conflit mondial que les mines seront nationalisées, avant d’être privatisées par les matraques de Margaret Thatcher.

Si les disettes peuvent être catastrophiques, l’abondance de charbon n’est pour autant pas sans problème. Le brouillard de fumée, qui touche les villes et les régions fortement industrialisées, peut être effrayant: masquant totalement l’éclairage public, remplissant les espaces intérieurs d’une obscurité que l’on peut toucher, la fumée de charbon tue parfois par dizaines, voire par centaines. La bonne santé économique des uns entraîne la maladie des autres. La question, ici aussi, se pose: l’Etat doit-il réguler la manière dont le charbon est brûlé, ou le laisser-faire vaut-il quelques sacrifices?

Charles-François Mathis, dont le talent de narrateur justifie à lui seul la lecture, nous rappelle que la source d’énergie dominante conditionne la forme des sociétés humaines. L’énergie, de son obtention à son partage, imprègne jusqu’aux rapports sociaux les plus fins et jusqu’aux pratiques et savoirs les plus anodins. Aujourd’hui, alors que les débats font rage autour du «mix énergétique», de la «décarbonisation» ou encore de l’origine géographique des ressources énergétiques, s’intéresser aux périodes où la dépendance au carbone a été établie est essentiel pour comprendre les enjeux de son dépassement.

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Séveric Yersin est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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