Débat biaisé à Fribourg?
«Faut-il, comme le prône la cancel culture, jeter aux oubliettes les films anciens qui reflètent le sexisme ou le racisme de leur époque?», questionne le FIFF, qui oppose la mise en contexte à la «culture de l’annulation» dans sa section Décryptage: Context Culture. Pour composer son programme, le festival a demandé à des humoristes suisses de choisir des comédies «impossibles à produire en 2022» et retenu les dix titres les plus souvent cités. Des Monty Python à Bertrand Blier, en passant par Les Aventures de Rabbi Jacob et La Grande Bouffe, la sélection est éclectique. Aux projections s’ajoute par ailleurs un «Grand procès de la comédie» animé par des humoristes (dont Claude Inga Barbey), où les films de la section seront jugés «sous l’angle des principes du droit et de la culture».
Ce sujet clivant était voué à susciter des réactions. Début mars, le Collectif Grève féministe Fribourg adressait un courrier au FIFF, interpellé aujourd’hui par une lettre ouverte dont le titre («OK Boomer») annonce la teneur. Les critiques formulées se recoupent. Les deux missives reprochent au festival de relayer un vocabulaire et un discours réactionnaires en criant à la cancel culture (notion issue de l’extrême droite), «le caractère superficiel et l’esprit humoristique avec lequel le FIFF traite le sujet» (tourné en dérision), le programme de la section («une joyeuse mélasse de films qui ont du mal à se trouver des points communs»), ainsi que le manque de médiation. Pour les signataires, «avec cette section Décryptage, le FIFF montre à quel point il n’a pas compris ou ne veut pas comprendre le sujet», tandis que le collectif féministe s’interroge sur une ligne qui «semble à ce jour très floue».
Joint jeudi par téléphone, le directeur artistique Thierry Jobin déplore des réactions prématurées et un malentendu, «la communication présentant jusque-là le sujet de manière trop rieuse». Dans sa réponse écrite au collectif féministe, la direction du festival précise: «Il ne s’agit pas de continuer à rire grassement mais justement (…) de faire voir [ces films] avec un œil nouveau, de montrer qu’ils ne sont pas et n’ont jamais été tout à fait innocents.» Et rassure sur l’esprit du procès, qui «ne sert pas à ridiculiser» les revendications des minorités.
Concernant la médiation, Thierry Jobin rappelle que chaque séance sera introduite par une présentation «plus élaborée que d’habitude» et insiste sur la préparation détaillée du procès, où les questions de fond seront abordées – les documents élaborés pour chaque film seront par ailleurs mis en ligne dans les premières heures du festival. Le directeur défend encore le choix de comédies populaires qui ont forgé un imaginaire collectif pétri de stéréotypes à démonter. La diversité des œuvres permettra justement de traiter autant de thèmes spécifiques: le whitewashing avec The Party, la représentation de l’homosexualité avec La Cage aux folles, etc.
Décrit en ces termes, le projet paraît tout à fait louable, mais les critiques sur la médiation n’en sont pas moins légitimes. Au lieu d’une simple présentation, une discussion avec le public après la projection aurait été plus appropriée; et pour confronter les points de vue, une table ronde plus adéquate que ce «procès humoristique». Comme le résument les initiant·es de la lettre ouverte: «Si le FIFF décide de traiter d’un sujet aussi difficile, qu’il le fasse avec le sérieux et la profondeur qu’il mérite.» Au fond, ici comme ailleurs, le débat se cristallise autour du concept controversé de cancel culture. Les un·es redoutent l’avènement d’une nouvelle forme de censure, les autres y voient un épouvantail brandi pour disqualifier les critiques, assimilées à des velléités de censure. Mercredi dernier, le FIFF a convié à une rencontre les collectifs Grève féministe Fribourg et Mille Sept Sans, signataires de la lettre parmi d’autres associations. Thierry Jobin se dit ouvert à de futures collaborations et envisage déjà de revenir sur le sujet lors de l’édition 2023.
Lettre ouverte en ligne: telegra.ph/Ok-Boomer-03-12-3