Maigret, un patriarche bienveillant?
Le dernier film de Patrice Leconte, Maigret, adaptation du roman de Simenon, Maigret et la jeune morte (1954), a beaucoup de qualités: d’abord son rythme lent, dans les pas d’un Maigret-Depardieu fatigué, au bout du rouleau… dont le travail consiste à écouter les autres aussi patiemment que possible. Un film sans trucage, sans effets spéciaux, dans un Paris des années 1950 évoqué a minima par des façades d’immeuble, des chambres de bonne sous les toits, les bureaux sombres du quai des Orfèvres, l’appartement petit-bourgeois de Maigret, quelques voitures… loin de tout fétichisme «vintage».
Ensuite une galerie de personnages incarnés par des acteurs et actrices rares: André Wilms, dont c’est la dernière apparition, Aurore Clément, Anne Loiret, Elizabeth Bourgine, et par de jeunes acteurs et actrices peu vus: Jade Labeste, Clara Antoons, Mélanie Bernier, Pierre Moure… Ces choix de distribution concourent à donner une impression rafraîchissante, à l’écart des modes.
Enfin les échanges entre Maigret et ses inspecteurs, avec son épouse, avec les personnes qu’il rencontre au cours de son enquête, sont dépourvus d’agressivité, malgré le contexte criminel. Il s’agit moins de trouver les meurtriers que de mettre à jour l’énigme de l’existence de cette jeune morte inconnue, dont Maigret remonte le fil peu à peu, avec toute l’empathie dont il est capable.
La lecture du roman amène à constater que les adaptateurs du film de 2022 – Jérôme Tonnerre et Patrice Leconte – ont modifié de façon très significative l’œuvre de Simenon, sans doute avec l’assentiment des héritiers puisqu’on trouve un Simenon parmi les producteurs du film…
D’une part, l’adaptation supprime Lognon, le commissaire d’arrondissement qui participe à l’enquête parce que la morte a été trouvée dans son secteur. Chez Simenon, Lognon, acariâtre et jaloux, exécute scrupuleusement les directives de Maigret tout en se plaignant constamment qu’on ne lui fait pas confiance et qu’on lui vole son enquête. Il fonctionne comme un repoussoir et un faire-valoir de Maigret, en se montrant incapable à la fin de s’apercevoir que le meurtrier (un barman qui a tué la jeune fille pour s’emparer du magot que lui avait laissé son père) le mène en bateau, faute d’avoir pris en compte la psychologie de la victime – ce que fait Maigret, bien sûr.
D’autre part, l’adaptation modifie le mobile du crime et l’identité du meurtrier. Ce n’est plus un barman qui tue par appât du gain, mais l’homme riche qu’épouse Janine, la jeune fille «entreprenante» qui avait hébergé Louise puis l’avait abandonnée en quittant leur location sans laisser d’adresse; cet homme n’est plus, comme dans le roman, un riche homme d’affaires italien, mais un fils de famille surprotégé par sa mère, qui utilise Janine (dont on nous laisse entendre qu’elle a des penchants lesbiens) comme rabatteuse pour servir sa perversion: regarder des filles faire l’amour en se masturbant. Louise est une des victimes de leurs jeux. Janine est une actrice de cinéma débutante prête à tout pour réussir. Quand Louise apprend par les journaux que Janine se marie en grande pompe, elle fait irruption aux fiançailles et le fiancé furieux la pousse dans l’escalier de service, la tuant accidentellement. Sa mère se charge de faire disparaître le corps et le poignarde pour faire croire à un crime crapuleux, ce qui est peu convaincant.
La première modification a pour effet de recentrer l’attention exclusivement sur Maigret, et la seconde introduit une dimension de perversion sexuelle et de couple dysfonctionnel fils-mère, censée sans doute pimenter l’histoire – on peut y voir un écho d’un autre roman de Simenon, Maigret tend un piège, adapté au cinéma en 1958 avec Jean Gabin, où Jean Desailly incarnait un pervers assassin de femmes, que son épouse, Annie Girardot, et sa mère, Lucienne Bogaert, tentaient de couvrir.
Ce faisant, l’adaptation invente deux figures féminines malfaisantes: Janine (Mélanie Bernier) et sa future belle-mère (Aurore Clément) hostile au mariage de son fils. Face à ces deux femmes, instruments plus ou moins volontaires du destin tragique de Louise, la figure de patriarche bienveillant qu’incarne Maigret-Depardieu est mise en valeur, toute son attention étant dirigée vers la jeune morte dont il tente de comprendre la personnalité.
Compte tenu de ce que nous connaissons de la personnalité de Depardieu «à la ville» (les récentes accusations de viol que la justice prend suffisamment au sérieux pour l’inculper, sans parler de ses anciennes déclarations plus que désinvoltes sur les multiples viols qu’il aurait commis dans sa jeunesse à Châteauroux), ce film apparaît comme une sorte de défense et illustration de la persona de Depardieu en patriarche bienveillant. Il est légitime de s’interroger sur l’opportunité d’une telle réhabilitation.
Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net