Chroniques

Climatérique

À livre ouvert

Rarement un livre aura si bien porté son titre. Je veux dire par là que rarement un titre aura su mettre en mots de façon si nette la constatation qu’on fait sienne une fois ses pages refermées: Le monstre est parmi nous1>Mike Davis, Le monstre est parmi nous: pandémies et autres fléaux du capitalisme, Ed. Divergences, 2021.. Le monstre n’est pas là devant, derrière ou autour de nous. Non, c’est bien parmi nous qu’il se trouve.

Bon, avouons que la bibliographie de Mike Davis est riche en titres choc. Qu’on pense à Génocides tropicaux ou encore Le pire des mondes possibles (consacré aux bidonvilles), sans compter mon préféré, mais dans un autre genre, Soyez réalistes, demandez l’impossible. Si Le monstre est parmi nous s’inscrit sans difficulté dans cette lignée radicale, il s’en distingue néanmoins en portant un titre dont on s’effraie cette fois directement. Avec lui pas d’ailleurs qui vaille. Nous serions même rentrés de plain pied dans une «climatérique», terme dont l’auteur est coutumier mais qu’il nous faut définir.

Introduit en français au XVIe siècle, l’adjectif sert autant à désigner ce qui est relatif au climat qu’à pointer les âges critiques de la vie, ceux censés être difficiles à passer. Littré est pourtant d’avis, en plein XIXe, qu’il ne faut pas dériver cet adjectif du mot «climat». Recommandation suivie par Elisée Reclus qui abandonne ce premier sens pour ne garder que le second, tout en ne manquant pas de l’élargir. Désormais sont considérés comme «climatériques» non seulement les âges de la vie mais aussi certaines périodes charnières de l’histoire – Reclus a en tête l’année 1848. Enfin plus récemment, l’adjectif a cédé la place au substantif, comme chez Mike Davis ou encore chez Kenneth White, où la climatérique est définie comme «une période historique de changement critique, présentant un caractère précaire et instable»2>Kenneth White, «Fondement et horizon», La Revue des ressources, 25 mai 2020. www.larevuedesressources.org/Fondement-et-Horizon.html.

Face aux innombrables mots en -cène – anthropocène, capitalocène, agnotocène… – qui saturent et parfois brouillent le débat sur l’actuel changement d’époque, un mot comme «climatérique» a l’avantage de la clarté.

Ceci précisé, nous pouvons revenir au contenu du livre. Là, disons-le tout de suite, l’affaire se corse, au moins en apparence, car l’habituel sésame, le texte de quatrième de couverture, est passé en première, qu’il barre de bas en haut, nous obligeant pour le lire à renverser ce livre… proprement renversant.

En à peine dix lignes tout est dit. La pandémie, malgré l’effet de loupe qu’elle provoque, n’est aucunement un événement isolé. Il y en a eu avant et il y a en aura après. Pour la simple raison que les conditions qui l’ont rendue possible ne semblent pas sur le point de disparaître, loin de là. Elevage industriel, déforestation massive et industrie du fast-food n’ont en effet pas l’heur de vouloir être conjugués au passé. Pareil pour les coupes budgétaires dans les systèmes de santé, au Nord comme au Sud, parmi tant d’autres effets de l’application de la doctrine néolibérale.

En faisant un monstre du capitalisme, Mike Davis opère un retournement salutaire pour comprendre la période actuelle. Or il réussit ce tour de force alors que son livre n’est pas un livre sur le SARS-CoV-2 mais sur le H5N1, qu’il a été écrit en 2006 et non en 2021, et enfin que cette édition augmentée d’une introduction placée bizarrement avant sa préface… voit une coquille semer le trouble dès la première ligne. Où nous lisons que l’auteur écrit ce texte début avril 2021, il faut lire en vérité «avril 2020». Ce détail n’en est pas un, puisqu’en moins d’une année les changements intervenus dans la pandémie et les réponses, étatiques ou non, qu’elle a suscitées sont d’une ampleur proprement inimaginable – l’élaboration de vaccins dans un temps si bref, avec tous les enjeux sociétaux présents et à venir que cela soulève, n’étant pas le moindre.

Si malgré tout ce livre fait mouche, c’est qu’il donne à voir et à penser ce qu’une pandémie transforme ou détruit et ce qu’elle laisse intact. Si nos sociétés sont transformées, si des vies sont détruites, le techno-capitalisme lui demeure indemne. Jusqu’à quand? Oui, jusqu’à quand?3>Répétition suggérée par la lecture glaçante de B. Canard et E. Decroly «Wuhan, un nouveau Hiroshima?» paru dans Manière de voir n°179, «Vérité et mensonge au nom de la science», sept.-oct. 2021, pp. 48-51.

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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