Chroniques

Molière, enjeu idéologique

En coulisse

Il est le plus célèbre inconnu de la littérature française, un homme qui n’a laissé aucun manuscrit, aucune lettre, aucune autre trace que son œuvre et quelques témoignages de ses contemporains. Mais quelle œuvre! Molière a inventé un nouveau style de théâtre mêlant farce, drame et analyse sociale. Ses personnages principaux incarnent les défauts les plus prégnants des classes dominantes. A partir de L’Ecole des femmes, Molière passe à la vitesse supérieure, et met à bas le patriarcat (L’Ecole des Femmes), les mœurs des nobles (Le Misanthrope), l’hypocrisie du clergé (Tartuffe), le charlatanisme déguisé en expertise (Le Malade imaginaire), la veulerie des bourgeois (Le Bourgeois gentilhomme) ou des parvenus (George Dandin), la fascination pathologique pour l’argent (L’Avare). Molière s’est servi de son poste privilégié de chef de troupe à la cour de Louis XIV pour pratiquer un véritable «entrisme» avant l’heure. Là où son talent formel aurait suffit à livrer des comédies efficaces sans risques politiques, il a préféré contribuer à éclairer les hommes «sur leurs défauts» et à livrer une critique politique d’une précision chirurgicale au retentissement tellurique!

Nous fêtons cette année les 400 ans de sa naissance. Ses pièces n’ont pas vieilli. Don Juan reste un fascinant personnage ambigu, à la fois symbole de la déraison des puissants et prétexte à émettre des vérités corrosives sur la marche de la société, par le biais de ses propos d’apparence irrespectueuse. Le nom du personnage Tartuffe est passé dans le vocabulaire commun comme l’incarnation même du double discours à des fins de domination sur autrui. Arnolphe incarne le patriarcat dans sa conception la plus aboutie, chosifiant sa conjointe, en s’appuyant sur des moyens financiers conséquents; une critique intersectionnelle avant l’heure? De classe et de genre, certainement!

Harpagon, aveugle au monde, n’a d’obsession que pour sa cassette secrète, préservant ses trésors inavouables. Le secret bancaire n’est pas loin de ce culte de l’argent-là! Si la critique de la médecine qui émaille ses œuvres (poussée au paroxysme dans Le Malade imaginaire) est forcément un peu décalée au vu de l’évolution de cette science, elle est facilement transposable à la critique de toutes les coteries actuelles qui prétendent détenir un savoir universel tout en générant catastrophes en séries, à commencer par les financiers, grands patrons et politiciens de tout bois.

Alceste, parangon de pureté jusqu’au ridicule, émet des vérités dérangeantes sur la violence des rapports sociaux entre membres d’un même groupe de nantis. Comme pour Don Juan, l’auteur prend prétexte de la critique d’un personnage présenté comme trop jusqu’au-boutiste pour tracer un portrait au vitriol du monde de cour qui l’entoure, dissection à limite de l’analyse ethnologique d’une caste de privilégiés à l’autosuffisance tonitruante.

Notre société actuelle se caractérise par son édulcoration idéologique affichée, le confusionnisme ambiant et l’unicité de la pensée éditoriale des grands médias. De la «gauche républicaine» à la droite libérale, ce sont les mêmes poncifs pseudo-universalistes, la même défense acharnée du statu quo, aveugles à la réalité d’un monde dominé par les mêmes marquis, Clitandre, Acaste, par les Tartuffe, Oronte, Harpagon ou Arnolphe portraitisés jadis par Molière. Dans ce contexte, on ne s’étonnera pas que certains cahiers spéciaux de journaux consacrés ci et là au 400e anniversaire du grand homme se caractérisent parfois par leur édulcoration, voire par leurs contrevérités. On niera dans telle publication l’engagement de Molière du côté des faibles contre les puissants, au prétexte que sa troupe aurait passé de château en château! On réduira son travail à l’invention d’un «comique de caractère», en oblitérant la portée politique archi-subversive de ses analyses et de ses écrits. Son biographe Georges Forestier donne pourtant la clé initiale de son génie: «Molière choisissait soigneusement ses sujets de satire.»

Tout le secret réside là. Dans une observation sans faille en amont. Dans un regard aiguisé, suivi d’une transcription de la cruauté et de la bêtise des classes dominantes joyeusement féroce et savamment dosée. On laissera le mot de la fin à celles qui pratiquent Molière là où il se saisit le mieux, à savoir sur les planches. Agnès Jaoui écrit à son propos: «Comment peut-on penser que c’est un auteur de cour? On sait qu’il écrivait le cinquième acte pour la cour parce qu’il fallait bien qu’il bouffe, mais il est à fond contre l’ordre établi, il ne fait que le remettre en cause.» Et Valérie Donzelli de renchérir: «Il n’a jamais dévié de son but, railler les forts contre les faibles, ce qui me semble d’un courage rare. Il attaque les strates sociales élevées dans un système d’Ancien Régime qui a organisé l’injustice à grande échelle.»

Molière a traversé le temps. Ses ennemis aussi. D’où les tentatives de le neutraliser ou de le récupérer. Mais il est une réalité qui mettra toujours à bas les subterfuges. Son œuvre.

* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com
Prochain spectacle «Ombres sur Molière», reprise, Scène Vagabonde Festival, du 25 mai au 11 juin, info@scenevagabonde.ch

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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