Chroniques

«Le prix exorbitant de la beauté»

À livre ouvert

L’idée qu’un livre puisse avoir sa propre histoire et sa propre géographie a tout pour me plaire, et celle qui veut qu’il gagne à ce qu’elles soient connues, tout pour me ravir. C’est le cas du recueil de poésie Le Dehors et le Dedans1>Nicolas Bouvier, Le Dehors et le Dedans, Zoé, 2022., qui reparaît ces jours-ci accompagné d’une remarquable postface.

L’histoire tout d’abord. Des poèmes, Nicolas Bouvier ne cessa d’en écrire, mais avec mesure et au gré des péripéties du voyage et de la vie. Lorsque le livre paraît à la mi-novembre 1982, il est reçu par la critique comme le prolongement quasi naturel de ses écrits en prose. Bon nombre de critiques littéraires doivent d’ailleurs s’imaginer que ce ne sera pas le dernier. Or si la liste de ses écrits va s’allonger au fil des années, Le Dehors et le Dedans reste quant à lui un jalon unique.

Dans sa postface, Ingrid Thobois montre comment au fil de ses éditions successives – quatre en tout – ce recueil vit sa physionomie changer au gré de l’ajout de nouveaux poèmes, le dernier datant de l’automne 1997, écrit quelques mois avant la mort de Nicolas Bouvier. Elle se retourne également sur le caractère entier de cette écriture poétique qui engage tout l’être; un être extrêmement réceptif. Car si Nicolas Bouvier va chercher la prose, le poème il le reçoit toujours.2>Cf. Nicolas Bouvier, Routes et déroutes, Métropolis, 1992, p. 224.

Une grande partie des poèmes date de la seconde moitié des années 1970, une période durant laquelle Nicolas Bouvier doit jongler entre plusieurs activités: écrivain bien sûr, mais aussi et surtout photographe, iconographe et journaliste. Sans compter une forte implication dans la vie culturelle de son pays au gré de charges administratives diverses. Au cours de ces années, la question centrale – ceci bien qu’il se dise dilettante et qu’il écrive sans véritablement être écrivain – est celle de l’écriture et du temps nécessaire à cette activité si vitale pour lui.

Il l’a souvent répété. Il n’écrit de récit en prose que s’il a une histoire à raconter, mais pour que ce type de récit voie le jour il a besoin de temps, chose fort rare lorsqu’on est de retour à Genève et qu’il faut batailler au jour le jour pour conserver son indépendance financière. Il y parviendra par exemple en 1975 en reprenant son album Japon, livre alors épuisé depuis plusieurs années, pour en faire de véritables Chroniques japonaises. Quant à poursuivre, comme il l’aurait souhaité, son travail sur le manuscrit du Poisson-Scorpion, il n’en sera pas question et il devra attendre l’été 1979 pour s’y mettre, une fois touché le cachet d’un long texte de commande.

La géographie ensuite. Pendant toute cette période où écrire est si difficile, seule la poésie permet à Nicolas Bouvier de rester au contact des mots. Tandis qu’en voyage le poème peut être reçu littéralement «sous la dictée du lieu», comme à Solarpur qu’il traverse le 3 mars 1955 et qui donnera le poème «Indes galantes», à Genève le poème le frappe plutôt à l’improviste, dans des moments de calme, surtout la nuit. Comme «Love song III», écrit fin décembre 1977 et qu’il s’empresse de partager avec Thierry Vernet – son compagnon de voyage durant le périple entrepris à l’été 1953 et conté dans L’Usage du monde.

«Love Song III» constitue à dire vrai l’amorce du livre, au sens où c’est à ce moment précis qu’il en imagine les contours («voyages, amours, emplois du temps»). Le recueil ne verra pas le jour au printemps suivant comme espéré. Mais le poète nous a habitué à cette lenteur qui a beaucoup à voir avec la modestie de la démarche. Car il faut savoir que Nicolas Bouvier refuse l’idée de talent, «jugeant la ‘créativité’ également répartie et chaque individu également créatif»3>Frédéric Wandelère, «La leçon orientale», La Liberté, 5 mai 1982.. Mais s’agit-il encore pour lui de trouver le chemin allant des choses vers les mots sans mettre à mal le rapport sympathique existant entre eux et dès lors conservant un ton juste.

Ce ton si rare, seul à même d’être perçu par tout le monde, est à l’œuvre partout dans le recueil, mais je le perçois particulièrement dans le poème «Ulysse», écrit à Praz-de-Fort courant 1978, avant même que Nicolas Bouvier ne se remette à l’écriture du Poisson-Scorpion. L’île de Ceylan s’y métamorphose en navire voguant sur les flots et, à sa suite, le poète prend les traits d’un Ulysse penché sur le bastingage; prêt à payer sans marchander «le prix exorbitant de la beauté».

Notes[+]

Géographe et enseignant, Alexandre Chollier est actuellement en résidence à la Fondation Jan Michalski, à Montricher, où il travaille à un ouvrage sur Nicolas Bouvier.

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lundi 8 janvier 2018

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