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Qui a peur du grand méchant «wokisme»?

En coulisse

Dans de nombreux médias dominants comme sur les réseaux sociaux, résonnent les cris d’orfraie d’éditorialistes, de politicien·nes, d’artistes ou de simples citoyen·nes contre le «wokisme» en marche. Au point d’engendrer la tenue d’un colloque spécial à la Sorbonne avec, en invité d’honneur, un des plus vaillants zélateurs de l’«anti-wokisme», le ministre français de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer. Mais quels sont donc les phénomènes à l’origine de cette levée de ­boucliers?

Depuis quelques années, des personnes issues de groupes minorisés, vivant au quotidien des discriminations suscitées par leur origine ethnique ou leur orientation de genre, ont parfois fait entendre leur voix en réaction à tel acte raciste ou propos discriminants dans l’espace public, dans la mesure de leurs moyens, souvent limités. Le mouvement a pris un essor inédit à la suite de la mort de l’Américain George Floyd, tué sous les caméras par un groupe de policiers. Au cours de ces dernières décennies, des citoyen·nes de tout horizon interrogent la pertinence de laisser trôner au cœur des villes des figures historiques ayant participé à des crimes contre l’humanité, ou proposent de renommer une certaine proportion de rues avec des noms de femmes. Il n’en faut pas plus aux critiques en tout genre pour hurler à l’abjecte censure, à la table rase de tout ce qui constitue notre culture commune.

Plusieurs points intéressants sont à relever. D’abord la nature extrêmement éclectique du front commun qui réunit ces angoissé·es du changement de paradigme. Si le gros des troupes émane, sans surprise, des rangs de l’extrême droite, on trouve aussi nombre de gens outrés au sein de la droite libérale classique et de la «gauche» sociale-démocrate, voire dans certaines sphères des milieux culturels. Plus étrange encore, des éditorialistes, des journalistes ou des artistes en croisade contre le prétendu wokisme ou la «cancel culture» (mot-valise ne correspondant à aucune réalité tangible)1> Sur le sujet: Augustin Trapenard, «‘Woke’, ‘Cancel culture’: qui annule quoi?», entretien avec l’historienne Laure Murat, «Boomerang», France Inter. n’hésiteront pas, dans d’autres articles ou prises de parole, à faire l’apologie de bell hooks ou d’Angela Davis, écrivaines militantes à l’origine d’une grille de lecture contre les oppressions systémiques de race, classe et genre qui a justement nourri les nouvelles générations antiracistes et antisexistes radicales qu’ils (ou elles) conspuent. Schizophrénie? Hypocrisie? Flou idéologique? La question reste ouverte.

La montée en puissance des personnes racisées, sexisées et exploitées est un danger majeur pour le pouvoir

Dans tous les cas, qu’on ne s’y trompe pas: le rapport de force demeure le même depuis l’esclavage et la colonisation et, plus loin encore, depuis la naissance du patriarcat. Ce ne sont pas les personnes racisées ou sexisées qui détiennent les leviers du pouvoir. Pour que l’Occident puisse se développer à la suite de sa «découverte» des Amériques, il fallait que l’esclavage devienne une industrie. Pour que l’esclavage devienne une industrie, il fallait dénier leur humanité aux personnes esclavagisées – d’où l’invention de la «race». Si on revient à l’aube de l’humanité, il fallait, pour que le patriarcat devienne le modèle dominant, que le mâle crée artificiellement l’inégalité entre les sexes, la division des tâches etc. L’histoire est écrite par les vainqueurs.

Déconstruire ces fondamentaux doit servir à poser les bases d’une nouvelle société plus juste et plus saine. D’où les contre-feux du pouvoir, la manipulation de l’opinion publique. La montée en puissance des personnes racisées, sexisées et exploitées est un danger majeur pour le pouvoir.

L’appellation «wokisme» est devenue un stigmate récupéré par les tenant·es de l’ordre établi pour délégitimer les luttes d’émancipation

Celui-ci peut compter sur les siècles d’aliénation des peuples sous sa férule pour s’opposer efficacement aux progrès de la conscience collective et, fidèle à la méthode césarienne, diviser pour régner, tout en faisant mine de prôner l’inverse! Ainsi le tour de passe-passe tenté par les janissaires de «l’anti-wokisme» consiste à brandir la menace imaginaire d’une minorité illégitime contre un patrimoine commun à tous les êtres humains: il y aurait une histoire objective de l’humanité mise à mal par une nouvelle génération militante – méprisamment qualifiée par les adeptes du statu quo de «génération offensée», ou décrite de manière paternaliste comme trop «sensible» ou «susceptible». L’appellation «wokisme» est ainsi devenue un stigmate récupéré par les tenant·es de l’ordre établi pour délégitimer les luttes d’émancipation.

Sans se lancer dans une bataille sémantique qui cacherait les vrais enjeux de l’affaire, on rappellera toutefois que le mot «woke», issu du langage oral afro-américain et répandu par le blues, signifie dans sa conception militante «éveillé·e face aux injustices». Il a été popularisé en premier lieu par Martin Luther King. Mais comme on le sait, il s’agissait là d’un dangereux extrémiste, prêt à tout pour asseoir la dictature d’une minorité «trop sensible et intolérante»!

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* Auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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