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Quand l’anarchiste rencontre l’archéologue

À livre ouvert

Le concept d’égalité sociale est d’actualité. Le mot, avec son terrible double «inégalité», est un peu partout. La crise financière, débutée en 2008, marque un tournant: le mythe de l’union de volonté de citoyen·nes en démocraties libérales et capitalistes s’est effrité. Le débat a depuis longtemps quitté les milieux militants et intellectuels et s’est fermement installé dans notre quotidien. Plus personne ne le conteste, nos sociétés sont profondément inégales – même Marco Salvi d’Avenir Suisse s’en félicite («En Suisse, les inégalités salariales et de revenu sont […] restées en grande partie inchangée [depuis] la fin des années 1990.» Le Temps, 21.12.2021).

Est-ce que cet état de fait est inévitable? Les inégalités sociales sont-elles inscrites dans la nature humaine? Celles et ceux du bon côté de la balance répondront affirmativement: l’homme est un loup pour l’homme. D’autres, moins privilégiés par le sens du ruissellement des richesses, regrettent parfois le monde d’avant la société, la propriété et la monnaie. On navigue là entre Hobbes et Rousseau, qui tous deux imaginent leur propre version de l’histoire de l’humanité en spéculant sur un «état de nature» fantasmé. Les sciences qui traitent de ce passé – l’archéologie en première ligne – permettent aujourd’hui de proposer une histoire fondée sur l’observation des traces de ce passé: David Graeber, célèbre anthropologue et activiste anarchiste décédé l’an dernier, et David Wengrow, archéologue de renom, associent leur plume pour réfléchir à l’évitabilité avec, en main, les résultats de plusieurs décennies de recherche sur les terrains variés de leur domaine respectif d’expertise.

The Dawn of Everything (traduit en français sous Au commencement était…) nous propose un récit alternatif. L’objectif du livre est d’ailleurs bien celui-ci: nous permettre de regagner nos libertés – œuvrer à une plus grande égalité dans les sociétés contemporaines – en commençant par regagner la capacité à les penser, à les imaginer. Le passé recèle de modèles pour notre futur. Pour les auteurs, c’est à dessein que l’on n’a le choix qu’entre deux interprétations du passé humain aussi réductionnistes qu’inintéressantes (Hobbes ou Rousseau), et que l’incroyable variété des résultats des archéologues est passée sous silence.

En relatant la myriade des formes de société que les deux cent mille ans d’histoire humaine ont produite, Graeber et Wengrow ouvrent le champ des possibles. Le problème de leur analyse est que rien n’est simple – mais c’en est la force: pas de récit facile d’une histoire linéaire, progressant invariablement vers une société organisée, stratifiée, pour répartir de manière inégale le surplus de production d’une agriculture toujours plus rationalisée. Au contraire: les auteurs étudient avec respect et admiration la manière dont hommes et femmes ont vécu, en petits groupes ou en véritables villes, sans pour autant se soumettre à un chef.

On découvre sous une lumière nouvelle et fascinante les sociétés de «chasseurs-cueilleurs» (appellation ô combien réductrice pour un mode de vie intelligent et, surtout, évoluant au travers les millénaires!), qui goûtent à l’agriculture mais la rejettent pour tous les désavantages que la technique comporte, ou les villes sans classe de tyrans qui parsèment le globe.

The Dawn of Everything donne à voir les limites de l’ennuyant récit traditionnel d’un homme-presque-singe accomplissant son potentiel en découvrant la civilisation: les sciences historiques, lorsqu’elles sont bien faites, soulignent plutôt la variété des formes de vie sociale, la richesse des productions culturelles humaines, la créativité des individus et la puissance de leur solidarité.

Séveric Yersin est historien.

David Graeber et David Wengrow, The Dawn of Everything. A New History of Humanity, Penguin Books, 2021

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lundi 8 janvier 2018

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