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Où sont les précaires?

Les luttes sociales et écologistes ont réinvesti les rues. Mais personnes précarisées et racisées restent les grandes absentes de cette occupation. Quelques pistes de réflexion pour tendre vers une plus grande inclusivité.
Mobilisations

Les mouvements sociaux climatiques ne manqueraient-ils pas de (bio)diversité? Injonction quelque peu paradoxale lorsque l’on connaît ce milieu, où l’inclusivité et l’intersectionnalité occupent une place importante.

Cependant, la critique souvent formulée par ses détracteur·rices peut soulever quelques questions. Il est vrai que les grandes figures modernes de ce mouvement partagent un certain nombre de traits. Greta Thunberg en Suède, Vanessa Nakate en Ouganda, Mitzi Jonelle aux Philippines, Atlas Sarrafoglu en Turquie, tou·tes sont des égéries du mouvement mondial pour le climat Fridays for Future et tou·tes sont issu·es des classes socioéconomiques supérieures.

Dans les luttes environnementales récentes, les profils se ressemblent, zadistes du Mormont, activiste à XR ou à Ende Gelände, la majorité de ces mouvements est constituée de jeunes au capital social élevé et dont les parents appartiennent aux classes moyennes supérieures.

Habituellement universitaires et citadin·es, iels proposent un modèle de vie en rupture avec les normes sociales dominantes. Iels ont bien souvent pris conscience de cette homogénéité qui sous-représente les classes sociales précaires et réfléchissent aux manières de renverser la tendance. Comment s’inquiéter de la fin du monde alors que la fin du mois est incertaine? Echo à un slogan bien connu des «gilets verts» en France, cette question est révélatrice d’une réalité: il y a une forme de progression dans les problématiques auxquelles chacun·e se confronte.

Il est difficile d’avoir du temps pour s’inquiéter des rapports alarmistes du GIEC et de l’IPBES lorsqu’on est obligé·e d’accumuler les emplois précaires, de se battre pour tenter de nourrir décemment soi-même et ses proches et de multiplier les heures supplémentaires pour un salaire de misère.

Les thématiques environnementales, bien qu’ayant un impact concret à terme sur la vie des personnes précaires, se résument à une problématique lointaine dépassant largement le champ de compétences et d’actions des individus. Lorsque la vie est absorbée par les impératifs professionnels, sociaux et familiaux, difficile de conscientiser le requiem environnemental qui se joue en fond.

Dans un système pourrissant où la survie des classes populaires devient de plus en plus difficile, celles-ci s’accrochent au mythe narratif méritocratique pour aspirer un jour à appartenir à l’élite, ou au minimum arborer des objets marqueurs de statut social, gage de solidité dans une instabilité. Par injonction des élites économiques sur les imaginaires, la publicité, les marques de luxe, les téléphones portables de dernière génération ou les grosses cylindrées ont plus la cote que les aliments sans pesticides de synthèse ou les dons aux actions environnementales. Croyant fauter continuellement dans un contexte où la thèse populaire fait reposer le poids de la crise climatique sur les comportements individuels, difficile de se sentir légitime à militer dans les actions environnementales.

La distance ressentie avec la problématique est probablement la principale cause du manque d’investissement des classes populaires dans les luttes environnementales. En effet, dans des mouvements sociaux défendant des causes perçues comme plus proches du quotidien, la diversité sociale est plus importante. Par exemple, la grève féministe est composée de groupes de militant·es kurdes ou latinoaméricain·es issu·es de classes sociales défavorisées.

Les luttes antiracistes sont également portées par des personnes racisées ayant souvent grandi dans des environnements précaires et, bien que les principales figures puissent être bénéficiaires d’une éducation de niveau supérieur, l’écho dans les quartiers populaires est bien réel. En partie parce que l’oppression raciste ou sexiste est ressentie chaque jour. Au regard de ces quelques exemples, les mouvements climat semblent manquer dans leur discours d’un aspect suffisamment concret qui pousserait les personnes précaires à s’engager dans la cause.

L’adversaire peut aussi être plus difficilement identifiable. Lorsque les jeunes issu·es de classes socioéconomiques plus aisées peuvent pointer du doigt la responsabilité de leurs parents, il est difficile pour les jeunes issu·es de classes défavorisées d’imaginer la génération précédente porter la responsabilité de la crise climatique, alors que celle-ci a lutté pour survivre. Une conscience interclasse doit être développée en plus de la question générationnelle.

Ce constat étant fait, quelles sont les perspectives à explorer pour intéresser davantage les classes sociales précaires à s’engager dans la lutte environnementale? D’une part, par la vulgarisation du discours. En effet, la cause étant portée par des militant·es issu·es des cursus d’études universitaires, le langage et les références utilisées peuvent parfois nécessiter un niveau d’intellectualisation important. Un discours davantage ancré dans le concret et un référentiel moins académique pourraient avoir un impact positif sur l’adhésion des classes populaires.

D’autre part, davantage de liens concrets et militants avec le monde du travail induisant une mise en avant des alternatives permettraient l’intégration militante des plus précaires. Ceci modifierait positivement la forme et le contenu des luttes climatiques. Dans ce sens, l’intersectionnalité et la dénonciation à la source de plusieurs discriminations pourraient être une bonne piste si elle est amenée avec un discours adapté et ne nécessitant pas un niveau d’abstraction trop important.

C’est ce qu’a essayé de faire la Grève pour l’avenir en essayant de rallier les syndicats et les divers mouvements sociaux, en omettant malheureusement que présence syndicale ne veut pas dire monde du travail.

Une lutte collective, qui initialement garantirait un maintien des revenus durant une période transitionnelle de décarbonisation de l’économie puis augmenterait ces revenus, pourrait être menée pour appliquer le discours au concret. Pour une meilleure diversité dans les mouvements environnementaux, il semble dans tous les cas nécessaire de retourner vers des problématiques plus terre à terre.

Kelmy Martinez est un jeune socialiste, Aristide Veillon est gréviste du climat.

Article paru dans Moins! n°55, nov-déc 2021.

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