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La Convention exige une appréciation individualisée des personnes sous curatelle

Chronique des droits humains

Ce mardi 16 novembre, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que la Roumanie avait violé le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention, pour avoir privé le requérant de sa capacité juridique, l’avoir placé sous la pleine autorité d’un tuteur légal, puis avoir changé de tuteur, sans prendre en compte ses besoins et souhaits réels dans le processus décisionnel1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 16 novembre 2021 dans la cause N. c. Roumanie n. 2 (4ème section).

Le requérant, né en 1959, a été interné dans un hôpital psychiatrique du mois de juin 2006 au mois de mai 2018. En 2014, alors qu’il y séjournait, la direction de l’hôpital a introduit une procédure devant le Tribunal de district visant à le dépouiller de sa capacité juridique et à lui désigner un tuteur légal, soutenant que le requérant souffrait d’une schizophrénie paranoïde. Le tribunal lui a alors nommé un tuteur temporaire. Au mois d’août 2016, au vu du diagnostic et compte tenu des observations écrites du requérant, le tribunal l’a privé de sa capacité juridique et l’a placé sous tutelle légale. Faute de trouver un membre de sa famille ou une connaissance acceptant d’assumer le rôle de tuteur, le tribunal a nommé à cette fonction le service d’aide sociale de la ville proche de l’hôpital, et notamment l’une des employées de ce service.

Le requérant a fait recours contre cette décision, mais en vain. Parallèlement, le requérant a saisi la Cour européenne au sujet de la légalité de son placement à l’hôpital psychiatrique. Dans un arrêt du 28 novembre 2017, la Cour a constaté que, au moins à partir du 11 septembre 2007, il n’y avait aucune base légale ni justification à la détention du requérant dans un hôpital psychiatrique, les juridictions nationales n’ayant pas établi qu’il représentait un danger2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 28 novembre 2017 dans la cause N. c. Roumanie (4ème section).

Au mois de mai 2018, le requérant a été transféré dans une maison de soins fermée, située à Bucarest. Trois mois plus tard, le tribunal du district de Bucarest a accepté une demande déposée par l’autorité de protection sociale de Bucarest de désigner comme tuteur un psychologue, thérapeute du requérant, sans que ce dernier soit partie à cette procédure.

La Cour rappelle que l’article 8 de la Convention confère à l’individu une sphère dans laquelle il peut librement poursuivre le développement et l’épanouissement de sa personnalité. Toute ingérence dans cette sphère en constitue une violation, à moins que cette ingérence ne soit prévue par la loi, poursuive un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique, en ce sens qu’elle est proportionnée aux buts à atteindre. Dans le cas présent, la procédure d’incapacité était prévue par le Code civil roumain et la cour n’a pas remis en cause le but légitime, consistant à protéger la santé du requérant ainsi que les droits et libertés d’autrui. Cependant, la mesure appliquée, soit la déclaration d’incapacité totale rendant le requérant entièrement dépendant de ses tuteurs à qui a été transféré l’exercice de ses droits était très grave, même si elle a été appuyée par des rapports d’expertise médicale. La Cour constate que le cadre législatif ne laissait aux juges – et aux experts médico-légaux – aucune marge de manœuvre pour une appréciation individualisée de la situation du requérant. Ainsi, les droits du requérant ont été restreints par la loi plus que ce qui était strictement nécessaire.

En outre, le processus décisionnel ayant abouti au changement de tuteur viole également l’article 8 de la Convention, car le requérant n’a été à aucun moment entendu sur cette mesure: il n’était pas présent à l’audience et n’a pas été en mesure de faire appel contre cette décision, qui ne lui a pas été signifiée personnellement.

Cet arrêt est suivi d’une intéressante opinion séparée de la juge roumaine qui relève que le champ de la santé mentale est un domaine dans lequel les droits de l’homme sont fréquemment oubliés, notamment pour les personnes vivant dans des institutions de longue durée, même si, récemment, la communauté internationale a mis l’accent sur la nécessité d’une protection meilleure et plus cohérente des personnes atteintes de maladie mentale et déficience mentale. Ces normes et recommandations, en particulier la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées3>Convention des Nations unies relatives aux droits des personnes handicapées – RS 0.109 – à laquelle tant la Suisse que la Roumanie sont parties., encouragent le respect de l’égalité, de la dignité et de l’égalité des chances pour ces personnes.

Notes[+]

Pierre-Yves Bosshard est avocat au Barreau de Genève et membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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