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Transnationales: le projet de traité piétine

Fin octobre, des négociations menées par un Groupe de travail intergouvernemental (GTIG) se sont poursuivies au Conseil des droits de l’homme de l’ONU, à Genève*. L’objectif? Elaborer un traité contraignant pour le respect des droits humains par les sociétés transnationales (STN). Eclairage de Melik Özden, directeur du Centre Europe-Tiers monde (CETIM).
Droits humains

Les STN, protégées par la lex mercatoria et fortes de leur puissance économique et influence politique considérables, parviennent à se soustraire largement à tout contrôle démocratique et juridique en raison de leur caractère transnational et des structures complexes qu’elles emploient pour contourner les régulations aux niveaux national et international. Pour remédier à cette asymétrie de pouvoir et mettre fin à l’impunité de ces entités en matière de droits humains, le GTIG planche depuis 2014 sur un accord international contraignant.

Jusqu’ici la présidence du GTIG, assurée par l’Equateur, «prenait note» des remarques des Etats et des autres «parties prenantes» (société civile, syndicats et milieux d’affaires) et présentait à chaque session une nouvelle version d’un projet de traité. Lors de cette 7e session, la méthode de travail a changé. Les Etats participants ont présenté leurs amendements directement lors des débats. Si cette méthode a le mérite de plus de transparence, elle démontre néanmoins le désarroi et le manque de volonté politique de la présidence pour obtenir une majorité qui permettrait d’avancer sur ce dossier, face à la puissance des lobbys des STN.

Avec une telle méthode, les négociations risquent de s’enliser. Dans ce cadre, la création d’une nouvelle structure appelée «les Amis du Président», censée faciliter les négociations, n’est pas rassurante, vu l’imprécision et l’opacité qui l’entourent. De plus, l’élargissement de la participation des milieux d’affaires – jusqu’ici réservée à leurs organisations faîtières – aux entreprises en général a le potentiel de miner les négociations, étant donné qu’elles sont juges et parties.

Cette année, la participation étatique a été faible en raison de la pression constante des lobbys des STN et des restrictions sanitaires. Cependant, un certain nombre d’Etats (Chine, Russie, Afrique du Sud, Egypte, Pakistan, Philippines, Argentine, Venezuela, Cuba, Namibie, Palestine…) ont activement participé aux négociations et émis pour la plupart des propositions constructives. En revanche, le retour fracassant des Etats-Unis au sein du GTIG n’a rien d’enthousiasmant puisque ce pays combat toute norme contraignante sur les STN. Tout au plus propose-t-il de resservir les Principes directeurs de l’ancien Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU, John Ruggie, adoptés il y a dix ans et qui ont depuis démontré leur inefficacité. Ces normes volontaires pour les STN1> Les Etats-Unis proposent une convention-cadre, basée sur les Principes directeurs en question, sans aucune contrainte pour les STN. reviennent à dire que les Etats doivent ­rester spectateurs face aux violations commises.

Durant toute la semaine, la position des Etats-Unis a été défendue par leurs fidèles alliés. L’Union européenne et la Suisse se sont limitées à louer les bienfaits des normes volontaires, jugeant le projet de traité contraignant en discussion trop «prescriptif». Le Brésil, très actif, – et aussi le Mexique – ont cherché à vider le futur traité de son contenu.

Le 3e version du projet actuellement sur la table présente encore de nombreuses lacunes. Bien qu’elle contienne des éléments importants, elle pêche sur des questions essentielles telles que le champ d’application trop large car incluant les PME locales, les obligations spécifiques des STN en matière de droits humains, sans parler d’un mécanisme de mise en œuvre effectif. Par conséquent, le CETIM, qui a activement participé aux débats en tant que membre de la Campagne mondiale2>La Campagne mondiale revendique la souveraineté des peuples, vise à démanteler le pouvoir des sociétés transnationales et à mettre fin à leur impunité. Elle regroupe plus de 200 membres, représentants de victimes, de communautés et de mouvements sociaux du monde entier, a présenté conjointement avec elle de nombreux amendements pour dépasser ces écueils. Ceux-ci concernent principalement la responsabilité conjointe et solidaire des maisons-mères avec leurs chaînes de valeur sur les plans civil, pénal et administratif, les droits des communautés et personnes affectées, la question des compétences des juridictions (Etat de siège, Etat d’accueil) et, enfin, un mécanisme international de mise en œuvre efficace et ­efficient.

Face à ces questions brûlantes, les Etats ont intérêt à dépasser leurs clivages s’ils veulent préserver leur souveraineté et respecter les droits des peuples à décider de leur avenir – droits qu’ils sont censés garantir. Plus qu’un simple traité international, l’objet des négociations en cours représente une véritable lutte pour la justice ­sociale dans le monde.

Notes[+]

*Lire aussi C. Koessler, «Bras de fer autour des multinationales», Le Courrier, 28 octobre 2021

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