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Le luxe sinon rien!

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Les forces sociales conservatrices ont coutume de prévenir les foules contre toute séduction révolutionnaire en affirmant qu’un bouleversement reviendrait à semer la misère. Il y a 150 ans, pourtant, à l’enseigne de la Commune de Paris, se levaient des femmes et des hommes, des prolétaires français et étrangers animés par la ferme intention de partager non le malheur, mais le meilleur! Le mouvement de 1871 tenta de pratiquer l’«égalité en action». Dans le domaine culturel – qui nous intéressera ici –, cela se traduisit par l’appel internationaliste et fraternel à la «République universelle» ainsi qu’à l’inauguration du «luxe communal».

Ces deux dernières formules sont de la plume du poète et auteur de L’Internationale, Eugène Pottier. Elles figurent dans un texte de la Fédération des artistes de Paris adressé à leurs pairs des beaux-arts, des arts décoratifs et des arts industriels réunis le 13 avril 1871 afin de procéder à l’élection d’une commission chargée de représenter leurs intérêts, sous la présidence du peintre Gustave Courbet et sous l’autorité de La Commune.

On est saisi par le contraste entre les aspirations généreuses des «communards» ou «communeux» (selon les désignations de leurs contempteurs) et la résolution atroce de leur espoir dans la Semaine sanglante du mois de mai. Sur le plan culturel – comme le rappelle la brillante essayiste étasunienne Kristin Ross dans L’imaginaire de la Commune (2015), artisanes et artisans, ouvrières et ouvriers, artistes vont jusqu’au sacrifice suprême pour instaurer l’éducation publique, gratuite, obligatoire et laïque, pour mettre à la disposition de toutes et tous l’héritage patrimonial en refusant de cantonner le Beau aux seuls palais, pour affranchir l’art de la tutelle de l’Etat en favorisant l’association des milieux concernés et pour promouvoir un art exprimant le sort commun.

Mais la revendication du «luxe communal» intitule des mutations plus profondes encore. Celle, par exemple, d’une instruction polytechnique – articulant les aspects personnels, professionnels, sociaux et politiques, transgressant la division entre l’intellectuel et le manuel. On se souvient que Fourier – l’une des multiples inspirations de la Commune – prônait déjà «le développement intégral de toutes les facultés physiques et intellectuelles de l’enfant», de «faire l’enfant complet». Il s’agit, en outre, de transcender la séparation entre art et industrie, de rompre avec les dichotomies entre le pratique et le poétique, l’utile et le beau, d’esthétiser la quotidienneté et, surtout, de supprimer la division entre celles et ceux qui peuvent jouer et jouir des mots, des sons et des images et celles et ceux qui ne le peuvent.

C’est la définition même de l’art, de la culture qui est transformée lors de la Commune. L’art n’est pas qu’une addition d’œuvres ou d’artistes, qu’une succession de vernissages ou de saisons mais une brèche dans le règne de la nécessité. On l’aura compris, la Commune des arts est moins révolutionnaire par les contenus et les formes qu’elle diffuse, par la génération d’un nouveau mouvement esthétique, d’une nouvelle avant-garde que par la proclamation de la faculté esthétique de toutes et tous. On peut y voir l’écho des visions de Marx et Engels se risquant à décrire la société communiste dans L’Idéologie allemande (1845): «(Que) personne (ne soit) enfermé dans un cercle exclusif d’activités et (que) chacun (puisse) se former dans n’importe quelle branche de son choix; (que) la société (…) règle la production générale et (me permette) ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique.»

Ross évoque à raison la figure paradigmatique de Napoléon Gaillard, communard bientôt réfugié à Carouge et qui y tiendra buvette. Avant son exil, sous le Second Empire, ce cordonnier aimait à se donner de l’«artiste chaussurier». Lorsque les Versaillais assiégèrent la capitale insurgée, il prit la tête de la commission des barricades et y mit du cœur à l’ouvrage. Une photographie le montre posant fièrement devant l’imposante barricade sise entre les rues de Rivoli et Saint-Florentin. Certains, moqueurs, baptisèrent «Château-Gaillard» ladite construction; nous y voyons – pour notre compte – le souci de la beauté accolée à la lutte, accolée à la plus vive urgence même.

«Dès que le travail passionne, écrit l’anarchiste et communard Elisée Reclus dans L’art et le peuple (1904), dès qu’il donne la joie, le travailleur devient artiste.» On se produit en produisant semblent nous avertir les tenantes et tenants de la Commune. Le souci esthétique doit intégrer toutes les activités sociales et non celles strictement, étroitement reconnues comme artistiques jusque-là.

Culture et émancipation arrimées l’une à l’autre: telle est sans doute l’une des tentatives les plus inspirantes du printemps 1871.

Mathieu Menghini est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels,
(mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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