La crise politique atteint son paroxysme
Alors qu’une première décennie s’est déjà écoulée depuis la révolution qui a abouti à l’effondrement du régime Ben Ali, la Tunisie se hasarde de crise en crise et semble être embourbée dans l’incapacité à instaurer un climat de stabilité, tandis que la montée des islamistes n’arrange pas les choses. Le dimanche 25 juillet a marqué un nouveau tournant dans les annales du pays lorsque des milliers de Tunisiennes et Tunisiens exaspérés par le climat politique et sanitaire sont descendus dans les rues pour exprimer leur ras-le-bol.
C’est surtout le parti islamiste Ennahdha – parti d’opposition à majorité parlementaire – qui est pointé du doigt. Il est accusé de paralyser volontairement les pouvoirs publics après que sa demande de remaniement ministériel a été rejetée par le président Kaïs Saïed. Il faut dire que le Printemps arabe a joué en faveur des islamistes et a permis à Ennahdha d’infiltrer toutes les institutions du pays. Son alliance avec Qalb Tounes a donné lieu à des renvois d’ascenseur qui lui ont permis d’obtenir la présidence du parlement.
La mobilisation du 25 juillet a dangereusement constitué un prétexte inespéré au chef de l’Etat tunisien pour mettre en application l’article 80 de la Constitution, qui s’est traduit non seulement par la suspension des activités du parlement, mais aussi le limogeage du premier ministre Hichem Mechichi, puisque ce dernier est choisi par le président et doit en l’occurrence appartenir à la majorité parlementaire. Le rôle du premier ministre s’est retrouvé en effet partagé entre le parlement qui est majoritairement islamiste et le président qui ne l’est pas. Désormais privée de parlement et de son chef du gouvernement, la Tunisie est en train de sombrer dans ce qui peut être sa plus grave crise politique depuis les manifestations de l’été 2013.
Les immunités parlementaires étant levées, on peut arguer que les islamistes l’ont bien cherché. Toutefois, n’oublions pas l’aspect juridique, dans la mesure où il s’agit d’une décision unilatérale du locataire du Palais de Carthage qui va à l’encontre du texte de loi, ce qui peut avoir des répercussions désastreuses à long terme. Alors que le pays est déjà révulsé par la pandémie de Covid-19 et ses conséquences économiques et sociales, la décision du chef de l’Etat de s’accaparer tous les pouvoirs ne fera qu’installer davantage d’ambiguïté quant à la tournure que pourraient prendre les évènements s’ils sont conduits en dehors du cadre constitutionnel. Le cas échéant, c’est le peuple tunisien qui se trouvera au point d’impact de cette incessante lutte de pouvoir entre la présidence et le parti islamiste.
Ainsi, ce coup de force du président Kaïs Saïed qui intervient dans un cadre politique déjà si préoccupant constitue une menace réelle à toutes les avancées réalisées en termes de démocratie depuis l’effondrement du régime Ben Ali. En se posant comme l’unique garant du pouvoir exécutif, Kaïs Saïed décrédibilise son mandat, laissant de nombreuses questions en suspens. La chance tant espérée des Tunisiens et des Tunisiennes de restaurer un état de droit pourrait très vite s’évaporer. Plus la situation s’enlise, plus il sera difficile de trouver une issue à ce bras de fer au sommet de l’Etat. Le conflit risque de dégénérer. Les tensions entre partisans et opposants n’ont d’ailleurs pas tardé à se faire sentir. Les deux camps se sont même échangé des jets de projectiles devant le parlement.
Au demeurant, la manœuvre du président tunisien pour mettre un terme à l’hégémonie des islamistes ne constitue qu’une infime partie de la solution, car à la question de savoir ce qui a réellement changé depuis son élection il y a presque deux ans, la réponse est: pas grand chose. C’est donc tout le système politique mis en place qui doit être révisé. Or, le temps presse et les enjeux sont trop graves. L’économie du pays continue de s’effondrer. Le FMI a publié un récent communiqué dans lequel il rappelle la nécessité d’amorcer sans tarder un programme de réformes pour diminuer son déficit lié à la dette publique. Au plan sanitaire, le pic épidémique a provoqué la saturation des lits de réanimation et fait de la Tunisie le pays le plus impacté d’Afrique. Sur le plan social, la qualité de vie se détériore. Le chômage progresse et accentue la frustration de la population. Le pouvoir d’achat a reculé de 30% chez la classe moyenne.
Ce sont donc là autant de symptômes qui indiquent que le peuple tunisien continue de payer pour l’incompétence de ses dirigeants. Le président de la République tunisienne n’a tout simplement pas atteint ses objectifs de campagne. Désormais, il lui incombe de désigner un premier ministre et d’organiser des élections législatives en profitant de l’affaiblissement du parti Ennahdha pour redresser le pays. Un retour à la constitution est plus que jamais nécessaire, seule manière d’exaucer la volonté du peuple qui s’attend à ce que des projets de développement soient concrétisés à grande échelle. La balle est désormais dans le camp du président qui doit montrer qu’il est à l’écoute de la colère du peuple s’il veut éviter un autre Printemps tunisien.
Anna Guérin est analyste politique spécialisée en relations internationales, Paris.