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De la résistance à l’offensive

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Le récent recul de l’âge légal de la retraite chez nos voisins français a vu les experts commenter à l’envi «les réalités», l’allongement de l’espérance de vie, l’essoufflement des cotisations, la menace pesant sur la logique sociale de la répartition, etc. Face à ce discours, l’opposition politique et syndicale s’est montrée unanime – c’est bien –, mais le plus souvent défensive. Peut-être est-ce insuffisant.

Devant le chantage aux déficits sociaux, il est juste de commencer par répondre à la bourgeoisie qu’elle tend elle-même à les accroître par une politique de modération salariale et d’abaissement des cotisations patronales, à les exagérer ensuite et à en celer, enfin, les causes profondes en rapportant, par exemple, les difficultés du secteur chômage à d’abusives sollicitations plutôt qu’à une mobilisation très inique du Travail.

Avec une grande constance, les éditorialistes des médias dominants s’entendent à découpler le social de l’économique. Or, le reflux de la solidarité tient à une défaite de classe, à l’éparpillement du prolétariat, à la «décollectivisation de la relation salariale» (Thomas Coutrot in L’entreprise néo-libérale, nouvelle utopie capitaliste? 1998) plus qu’à une «fatalité» irréductible. La situation actuelle n’est, de fait, pas l’effet d’un mauvais sort, d’une transcendance anonyme mais celui d’une entreprise délibérée, d’une hégémonie politico-économique dite «néolibérale» se traduisant par l’affaissement de la taxation des puissants, par la privatisation de pans entiers des services publics, des dérégulations en chaînes, une ouverture des frontières aux mouvements de capitaux, des délocalisations, le recours abusif à l’intérim, etc.

La financiarisation de l’économie soumettant les taux de profit à une concurrence toujours plus serrée, les entreprises licencient même quand leurs comptes sourient; elles rechignent désormais à former les jeunes, à donner une chance aux non-qualifiés, à adapter les conditions de travail de leurs collaborateurs usés. La plupart des embauches se font désormais sous un statut précaire (et, parfois, avec le concours de la manne publique!). On laisse au social le soin d’endosser les conséquences de cette incurie.

L’assistance prend le pas sur la protection sociale.

Entre les mains de la bourgeoisie, les politiques sociales sont tenues de reproduire la force de travail, de contenir les tensions sociales en évitant de remettre en cause les fondements du système (la propriété privée des grands moyens de production ou – quand celle-ci n’est pas acquise – la privatisation de la logique de leur gestion).

Le monde du travail gagnerait grandement à reprendre le contrôle de la part socialisée (impôts, cotisations) de ses salaires.

A l’origine, le modèle français prenait le contre-pied de l’inspiration libérale du modèle britannique ou beveridgien – lequel, fondé sur l’idée de réparation, prévoyait une protection minimale laissant les individus libres de se prémunir au-delà de ce plancher. Ne ciblant pas uniquement les démunis, fondé sur l’idée de prévention et suivant une logique assurantielle voisine de celle du modèle allemand ou bismarckien, le système français se démarquait cependant de ce dernier par son ambition: était escomptée, dans son inspiration originaire, une extension progressive à d’autres catégories que les seuls salariés (agriculteurs, artisans, commerçants) et, progressivement, le dépérissement de l’assistance publique et des humiliantes subordinations qui la caractérisent.

Portée par la résistance communiste, la Sécurité sociale a des racines plus profondes encore: les caisses d’entraide apparues avec la révolution industrielle. Les moyens réunis par ces petites sociétés mutualistes étaient alors souvent dévolus à deux usages: l’un défensif – de socialisation de la protection face à la maladie, à la vieillesse, au chômage ou aux accidents de travail –, l’autre offensif et révolutionnaire. Le premier volet nous rappelle que la plupart des risques ciblés sont inhérents au (dys)fonctionnement du capitalisme, à ses contradictions et aux absurdités dans lesquelles la quête effrénée du profit privé emporte les sociétés. D’où le second volet – aujourd’hui malheureusement négligé…

Sans grand pouvoir sur la gestion des entreprises, largement dépouillé par les employeurs et l’Etat de celui qu’il détenait sur les organismes sociaux, le mouvement syndical doit recouvrer sa mémoire et œuvrer à un nouveau rapport de force. Entre ses mains, la Sécurité sociale peut devenir un instrument de politique économique anticyclique, voire de transformation sociale. Entre ses mains, elle pourrait s’alimenter à des sources nouvelles (dividendes, stock-options, etc.), établir un autre partage des gains de productivité (plus favorable aux salaires ou à la baisse du temps de travail), produire de l’activité en investissant ses fonds substantiels dans du logement populaire, des transports publics et propres, dans une alimentation saine et de proximité, une culture et des loisirs émancipateurs, etc.

Les capacités, la force et l’imagination des travailleuses et des travailleurs les rendent légitimes à prendre leur avenir en main, à penser une économie qui cesse de mortifier l’humain, de souiller la nature et qui soit attentive à répondre à des besoins collectivement définis en mobilisant des ressources suivant des modalités là aussi délibérées.

Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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