Contrechamp

Agir sur la régulation économique

«La généralisation des bonnes pratiques exige de changer les conditions cadre.» Après avoir posé la nécessité d’un nouveau paradigme économique, René Longet détaille dans ce second volet de réflexion les leviers permettant de ­régulariser de l’économie dans le sens de la durabilité.
Agir sur la régulation économique
«Les dirigeant·es d’entreprises ne doivent plus être évalué·es sur les seules performances financières, mais aussi sur les impacts écologiques et sociaux»; la centrale thermique de Neurath, en Allemagne, considérée comme l’un des plus gros pollueurs d’Europe. KEYSTONE
Durabilité (II)

Grâce à de multiples pionnier·ères, on trouve aujourd’hui dans pratiquement tous les domaines d’activité une offre de procédés et de produits répondant aux critères de la durabilité. Or le consommateur ou la consommatrice n’est pas forcément au rendez-vous et ces offres durables peinent souvent à dépasser un «plafond de verre» de 10 à 20% du marché. Tant que les Etats ne font pas de ces bonnes pratiques la norme pour toutes et tous, la transition reposera sur les seules épaules des actrices et acteurs les plus motivé·es.

Mais la loi ne pourra pas régler tous les détails et il n’est pas non plus judicieux d’empiler toujours davantage de réglementations et de contrôles. Car c’est la logique économique qui va à fins contraires. C’est pourquoi il faut agir sur la régulation de l’économie, sachant que depuis toujours régulation et marché vont de pair: pas de marché sans régulation, pas de régulation sans marché.

Corriger le tir

Un certain nombre d’incitatifs doivent être rectifiés dans le sens de la durabilité pour que la création de valeur économique soit synonyme de création de valeur écologique et sociale.

Redéfinir la notion de rentabilité. Il ne doit plus être possible de développer de la rentabilité au détriment d’autrui ou des générations à venir, d’augmenter les résultats financiers au prix de la destruction de richesses écologiques et sociales.

La déclaration signée en août 2019 par 181 dirigeant·es de grandes entreprises américaines sous l’égide de la «Business Round Table» va dans ce sens. Rompant avec la doctrine selon laquelle l’unique mission d’une entreprise serait de maximiser sa valeur financière pour ses actionnaires (shareholder value), ce document affirme sa responsabilité à l’égard de ses parties prenantes (stakeholder value): sa clientèle, ses salarié·es et ses fournisseurs. Mais aussi les communautés dans lesquelles elle agit et l’environnement, à protéger par des pratiques durables.

A ce sujet, il sera important de voir comment évolue la finance durable, et il faudra également que les administrateurs·trices et directeurs·trices ne soient plus évalué·es sur les seules performances financières de l’entreprise dont ils ou elles ont la charge, mais aussi sur ses impacts écologiques et sociaux.

C’est l’engagement de la certification «B Corp» (Benefit Corporation): «La communauté B Corp, fondée en 2006 aux Etats-Unis, réunit dans le monde les entreprises qui souhaitent (ré)affirmer leur mission sociétale au cœur de leur raison d’être. Ce sont des entreprises à but lucratif (for profit) qui souhaitent progresser et démontrer leur impact positif (for purpose) en étant évaluées sur leur performance globale tous les trois ans. (…) Elles cherchent, via leur modèle économique, non pas à être les meilleures au monde mais bien les meilleures pour le monde.»

Néanmoins, sans obligation légale, comme le demande B-Corp pour ses préconisations, ces ambitions resteront à bien plaire, donc périphériques par rapport au courant dominant. La législation doit codifier les critères de la finance durable, en se référant à l’Agenda 2030 et à ses 169 cibles concrètes rassemblées sous 17 objectifs de développement durable. Et elle doit aussi plafonner les taux de rentabilité.

Instaurer la vérité des coûts et des prix. Les externalités positives (les bienfaits pour autrui) qui ne trouvent pas à se financer sur le marché doivent faire l’objet d’un correctif sous forme de subventions, et les externalités (ou retombées) négatives pour autrui être taxées (avec les modulations sociales ­correspondantes).

En 2020, Greenpeace chiffrait à 2900 milliards de dollars par an le coût de la pollution de l’air due aux énergies fossiles. Les dommages causés par le réchauffement climatique, la pollution de l’air et les nuisances de la circulation routière ont été estimés par le Fonds monétaire international (FMI) en 2015 à 5300 milliards de dollars. A quoi on peut ajouter les pesticides ou le bruit, du côté des externalités négatives non prises en compte. Concernant l’économie circulaire, la réparation et la réutilisation sont actuellement insuffisamment rentables et il conviendra de taxer le gaspillage, la non-réutilisation ainsi que les activités minières.

Tout cela n’étant pas reflété dans les prix mais reporté sur autrui, les calculs économiques s’en trouvent gravement ­faussés.

On retrouve là le principe de Rio n°16: «Les autorités nationales devraient s’efforcer de promouvoir l’internalisation des coûts de protection de l’environnement et l’utilisation d’instruments économiques, en vertu du principe selon lequel c’est le pollueur qui doit, en principe, assumer le coût de la pollution, dans le souci de l’intérêt public et sans fausser le jeu du commerce international et de l’investissement».

Au niveau global, pour mettre fin à la sous-enchère écologique et sociale mondiale, les quelque 3300 accords d’investissement existant dans le monde devront intégrer des clauses de durabilité invocables en justice.

Intégrer dans les comptabilités la valeur du travail de la nature. Les comptes sont aussi faussés parce qu’ils n’enregistrent pas la valeur du «travail» de la nature, ni celle du «capital-nature» accumulé par ce travail. Or, la nature fonctionne comme une économie: elle travaille et son travail accumule du capital, le capital-­nature.

Parmi les prestations qu’elle nous offre et qu’on appelle les services écosystémiques, nous trouvons les ressources directement prélevables: eau, air, poissons et autres animaux, plantes à usage médicinal, domestique ou industriel (bois), matières premières (matériaux rocheux, métaux, sources d’énergie, etc.).

Il y a aussi la filtration de la pollution par les zones humides et les forêts, le captage de gaz carbonique par la végétation terrestre et marine («puits de carbone»), la régulation des eaux par le sol et la fertilité de ce dernier, la prévention de l’érosion par le couvert végétal, les fonctions récréatives et touristiques.

Sur le plan mondial, la contribution annuelle de la pollinisation a été estimée à 577 milliards de dollars1>IPBES, mai 2019. l’apport des abeilles pour l’agriculture suisse a été chiffré par l’institution de recherche agronomique fédérale Agroscope en 2017 à 350 millions de francs par an.2>Agroscope «La pollinisation par les abeilles également importante pour les grandes cultures», Berne, 12 septembre 2017.

Ces éléments doivent avoir le même poids que les valeurs monétaires pour décider de la bonne santé d’une entreprise, ainsi que l’évoque la Banque des règlements internationaux (BRI) dans sa publication de janvier 2020 «The Green Swan». Dans le même ordre d’idées, les auteurs des normes comptables International Financial Reporting Standards (IFRS) encouragent à relever dans les états financiers des éléments relatifs aux impacts ­climatiques.

L’emploi, clé de la transition

Toutefois, aucune réorientation significative de nos modes de produire et de consommer – qui est au cœur de la transition – ne sera possible si elle n’est pas accompagnée d’une réduction des inégalités, menée de façon participative et si elle n’aboutit pas à la création d’un nombre suffisant emplois utiles, décents3>Au sens de la définition de l’OIT: www.ilo.org/global/topics/decent-work/lang–fr/index.htm et pérennes. Lorsque le plein emploi ne peut pas être atteint, un revenu minimum garanti avec des contreparties d’engagement pour autrui devra s’imposer4>Voir Swaton S., Pour un revenu de transition écologique, PUF, 2018.. La politique sociale veillera à ce que les besoins de base puissent être aussi satisfaits en cas de solvabilité insuffisante. Nicolas Hulot soulignait à raison la nécessité de concilier les «fins de mois de la Planète» avec les fins de mois des entreprises et des personnes.

En 2018, l’OIT estimait à «24 millions les emplois créés à l’échelle mondiale d’ici à 2030 si l’on met en place (…) une économie plus respectueuse de l’environnement»5>Dans «Une économie verte créatrice d’emplois».. Quant à l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA), elle signale qu’aux Etats-Unis le secteur de ces énergies emploie huit fois plus de salariés (près de 800 000) que le charbon (100 000) porté aux nues par d’aucuns.

L’Accord de Paris emploie la notion de «transition juste»6>Proposée en 2009 par la Confédération syndicale mondiale et reprise par l’OIT. et fait référence à des emplois de qualité. En septembre 2019, l’ONU annonçait «380 millions de nouveaux emplois d’ici 2030» par la réalisation de l’Agenda 2030. Selon la Commission européenne, l’application de son plan d’action pour l’économie circulaire pourra accroître le PIB de l’UE de 0,5% d’ici 2030 et créer 700’000 nouveaux emplois7>Communiqué de presse de la Commission européenne, 11 mars 2020.. C’est bien la question sociale qui est la clé de la question écologique – la durabilité comportant précisément de les conjuguer ensemble – et qui permettra de réussir la transition vers une économie ­durable.

Pour ce faire, il appartient aux consommatrices et aux consommateurs (déterminant la demande), aux autorités de régulation (définissant les conditions cadre) et aux entreprises (à l’origine de l’offre) d’engager une interaction vertueuse pour sortir des modèles fonctionnant sur le court terme et la fragilisation écologique et sociale. Dans cette perspective, le riche contenu de l’Agenda 2030 s’offre comme outil global et ­local de cohérence.

Notes[+]

René Longet est expert en durabilité.
La première partie de cette réflexion est parue lundi 12 juillet (lire ci-dessous).

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