Chroniques

Faire taire les groupes minorisés

En coulisse

Dans un récent éditorial1>«Evitons le piège de la non mixité», Tribune de Genève du 24 avril 2021 d’un quotidien de la place, une journaliste (blanche) enjoignait les victimes de racisme à ne pas se «fédérer autour de la colère» et à attendre sagement que les oppressions disparaissent d’elles-mêmes! Qu’une telle ode à la soumission d’autrui soit encore écrite sans complexes au XXIe siècle laisse pantois. Mais cet éditorial n’est qu’une goutte dans un océan de chroniques, tribunes, etc. qui remplissent les colonnes de la presse francophone depuis plusieurs années pour s’offusquer des réunions non mixtes et autres outils de lutte des groupes minorisés.

Il suffit de feuilleter la majorité des journaux ou d’aller sur leur site pour dresser un constat sans appel. La revue Marianne nous avertit hebdomadairement des dangers de la culture «woke»2> Militant pour la défense des groupes minorisés – tout en admettant qu’elle est archi-minoritaire –; Le Point titre régulièrement sur le danger des «racialistes» (sous entendu les personnes racisées qui revendiquent leurs droits); L’Express et consorts suivent une ligne identique. En Suisse romande, Le Temps, héraut de la libre expression blanche hétéronormée, assène des chroniques du même acabit à un rythme soutenu ou offre une récente pleine page au titre éloquent, «La posture victimaire est une régression», à Elisabeth Roudinesco. Cette essayiste «de gauche» court les médias francophones pour critiquer l’activisme «excessif» de groupes minorisés, et s’offusque au passage sur TMC d’une «épidémie de transgenres». «L’épidémie transgenre», c’est aussi le nom du copieux et illisible dossier paru dans le numéro de mars 2021 de la revue d’ultra-droite Eléments. Dans ce registre, on citera aussi Causeur ou le mal nommé Front Populaire de Michel Onfray, qui enfoncent le même clou anti-groupes minorisés de façon obsessionnelle.

Plus inquiétant encore, dans Valeurs actuelles, un appel de militaires sommait, il y a quelques semaines, le gouvernement français de se réveiller face au «délitement de la patrie» dû à «un certain antiracisme» et aux «théories décoloniales». La menace de putsch sous-jacente à cet appel a davantage fait réagir la classe politique et médiatique que les arguments invoqués. Et pour cause: ce sont les mêmes que ceux défendus par les éditorialistes de toutes obédiences! Charlie Hebdo, sous l’influence de l’égérie réactionnaire Caroline Fourest, sort à l’instant un hors-série à charge contre les revendications des personnes discriminées intitulé subtilement «Allez tous vous faire offenser» (à noter que la pseudo-transgression au service du pouvoir est devenu la marque de fabrique de ce journal). Même le très gauchiste Monde Diplomatique a surpris une partie de son lectorat en publiant il y a quelques mois un article 3>  S. Beaud et G. Noiriel, «Impasses des politiques identitaires», janvier 2021 enfonçant les mêmes portes ouvertes contre les discours «identitaires» (sous-entendus des groupes minorisés).

On le voit, le front commun est quasi général. Il est intéressant de constater que l’hystérie face au militantisme des groupes minorisés s’intensifie à mesure que s’accroissent les luttes et que des résultats fragiles, mais palpables, voient le jour. Qu’on ne s’y trompe pas, la parole du pouvoir et des ses affidés tient le haut du pavé, et la plupart des espaces de parole sont fermement verrouillés. Où les revendications des personnes minorisées sont-elles vraiment relayées, entendues, discutées avec sérieux et respect? On le voit, le «on ne peut plus rien dire» martelé par les castes dominantes et leurs relais est un mensonge éhonté. Comme le disait avec malice une militante féministe: «Vous ne pouvez plus rien dire, mais c’est fou comme on vous entend!»
Nous vivons dans le monde inversé à la Debord dans lequel le «faux est un moment du vrai». On nous présente comme «libre expression» tout ce qui contrecarre ou ridiculise les revendications des personnes minorisées – voire l’essence même de ces personnes –, et on maintient ferme les leviers d’expression dans une direction unique, que la majeure partie de l’opinion publique avale et recrache benoîtement.

Le féminisme intersectionnel nous offre pourtant une grille de lecture imparable pour comprendre les mécanismes de domination et la nécessité de respecter les combats des groupes minorisés, dans l’optique finale de la convergence des luttes. Est-ce si difficile à comprendre? Qu’est ce qui fait si peur là-dedans? La perte d’un privilège blanc et patriarcal, dont on nous affirme qu’il n’existe pas? Que remettent-donc en question ces personnes minorisées qui leur vaillent le stigmate de «groupuscules identitaires»? On laissera le mot de la fin à Edouard Louis: «Le monde social vous impose une identité, sale pédé, sale arabe, tu es une femme reste à ta place, et quand vous vous revendiquez de ces identités, ce même monde social vous dit: quelle dérive identitaire! quel enfermement! On voit bien que la lutte n’est pas celle de l’identité, mais celle du pouvoir. Celle de savoir qui a le droit de parler, et qui n’a pas le droit.»

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Dominique Ziegler, auteur metteur en scène

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lundi 8 janvier 2018

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