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Réinitialiser le système social

Chargé de la Cohésion sociale, le conseiller d’Etat genevois Thierry Apothéloz estime le temps venu de remettre en question la notion de «valeur-travail», qui lie les moyens de subsistance de base à l’emploi, et d’expérimenter l’alternative d’un revenu de base sans conditions.
Revenu universel

Trop de méprises ou d’idées reçues entourent le concept de revenu universel [ou RBI, pour revenu de base inconditionnel], lequel commence à prendre une importance grandissante dans le débat public.

Première légende: c’est une idée moderne. Pas du tout. En 1516, un ami d’Erasme, Thomas More, proposait un remède à la violence en suggérant d’assurer «l’existence de tous les membres de la société afin que personne ne se trouve dans la nécessité de voler». Thomas Payne développera l’idée en 1796 et passe pour le père de la notion de «revenu brut universel».

Deuxième légende: c’est un programme idéologique de gauche. Oui et non. Oui si l’on considère que les cinq lauréats du Prix Nobel de l’économie qui ont défendu le revenu brut universel dès les années 1960 – avec 1200 économistes de pointe – tiennent un discours peu favorable à l’ultralibéralisme. Non si l’on admet que Richard Nixon et aujourd’hui le comité de rédaction du Financial Times, favorables au RBI, sont difficilement qualifiables de suppôts du marxisme.

Troisième légende: le principe consiste à donner de l’argent contre rien et à des gens déjà subventionnés. Faux. Les expériences internationales démontrent qu’il y a un retour quantifiable. Le RBI, au surplus, n’est pas un cadeau mais un équilibrage. En réalité, la question générale posée par le RBI, c’est celle du modèle qui sous-tend notre système social. En d’autres termes, l’Etat social, qui est au fil du temps devenu la norme en matière de redistribution des richesses, et qui tente de combler les inégalités socioéconomiques à coups de milliards, est-il encore pertinent? La question mérite d’être posée, sans tabou.

Car aujourd’hui l’intelligence artificielle, l’ubérisation ou la robotisation (42% des emplois canadiens ont un potentiel d’automatisation, selon une étude de 2019 de l’université de Montréal) semblent sonner le glas d’une ère finissante. La croyance en un travail qui, seul, génère le revenu est obsolète. Cette notion de valeur-travail, vieil héritage de la Réforme, profondément inscrite dans nos gènes, qui préside l’ensemble de notre arsenal social, n’est-elle pas à réinterroger?

Associer le revenu, c’est-à-dire les moyens de subsistance élémentaires, à l’emploi permettant de le générer est une logique qui a du plomb dans l’aile. Les crises économiques ou sanitaires à répétition (destinées à se multiplier à l’avenir), le chômage qui ne baisse plus, les profondes modifications qui attendent le marché de l’emploi, mais également l’espérance de vie, sont quelques-uns des exemples de bouleversements sociaux qui concourent à se poser la question d’un nouveau pacte social. Le RBI est-il la solution miracle? Je ne suis pas du genre à jouer les devins. Néanmoins, une vraie réflexion de fond sur le sujet se justifie entièrement à l’aune des profonds changements sociétaux qui s’annoncent.

D’autant qu’aujourd’hui, avec la multiplication des expériences de RBI à travers le monde, on commence à y voir un peu plus clair. Et les résultats, même s’ils ne concernent souvent que des populations cibles et des territoires circonscrits, sont plutôt encourageants. Partout où on l’a expérimenté, les études démontrent que le revenu brut universel déploie ses effets sur les coûts de la santé (en baisse), les violences domestiques (en baisse), le service bénévole à la société (en hausse), le temps passé à l’éducation (en hausse), le décrochage scolaire (en baisse), la criminalité (en baisse) et donc la sécurité (en hausse). Avouons que cela est séduisant.

En matière d’assurances sociales, tout projet innovant commence le plus souvent par un rejet. En 1900, le peuple a refusé la loi sur l’assurance-maladie et accidents. En 1913, il a balayé la première AVS. En 1987, il a retoqué la révision de la LAMal. En 1999, il a rejeté l’assurance-maternité. Et en 2016, les Suisses ont refusé le RBI. Qui sait si l’utopie d’aujourd’hui ne deviendra pas l’évidence de demain.

Le temps n’est-il pas venu de lancer des expériences concrètes, notamment à Genève, canton dont 35% de la population avait approuvé en 2016 l’initiative fédérale sur le RBI? Il ne s’agit évidemment pas de faire table rase de cent cinquante ans d’Etat social. Mais plutôt de tenter autre chose. Démarrer petit, mais au moins essayer. Juste pour voir.

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