Chroniques

Libres d’avoir peur

À livre ouvert

D’introduction ou de conclusion, ce livre n’en a pas. Et pourtant chacun de ses chapitres pourrait valoir à la fois comme l’une et comme l’autre, tant les enjeux qui y sont soulevés nécessitent d’être remis sur le métier, et notre posture réévaluée. Il faut dire que les deux sujets abordés dans Contre la résilience: à Fukushima et ailleurs1>Thierry Ribault, Contre la résilience: à Fukushima et ailleurs, L’Echappée, mars 2021, Paris, 252 p. sont d’une nature réellement fuyante, bien que pour des raisons distinctes.

La «résilience» tout d’abord. Reconnaissons qu’elle a fait son lit partout, dans tous les domaines, nourrissant pratiquement chaque discours, faisant de nous, le plus souvent à notre corps défendant, des résiliomanes convaincu·es, sinon converti·es. Mais justement parce que partout à son aise, elle suscite parfois le malaise.

Ensuite, l’accident du 11 mars 2011 dans la centrale de Fukushima et ses suites. La fusion des cœurs de trois de ses réacteurs, l’émission de radionucléides affectant potentiellement 10 millions de personnes, l’écoulement continu d’eau contaminée dans l’océan Pacifique, les dizaines de milliers d’ «exilé·es», les 170 000 tonnes de déchets radioactifs le rappellent tous avec insistance: en aucune façon cet accident ne peut être défini ou borné une fois pour toutes. Dix ans après, celui-ci demeure hors de contrôle, nous laissant, face à lui, sans refuge certain.

La valeur du livre de Thierry Ribault tient à sa capacité de se saisir de cette double difficulté pour en tirer une critique fondamentale sur ce qui est peut-être la technologie du consentement la plus commune en ces temps de crise(s).

Que le concept de résilience sorte du champ de la physique des matériaux ou de la géologie importe peu en regard du succès qu’il rencontra dès les années 1940 dans les cercles de la psycho-sociologie étatsunienne pour décrire ces gens «sachant ‘tirer avantage de toute occasion pour s’améliorer’». Ou encore à l’entame des années 1970 quand, dans le champ d’une écologie systémique teintée de cybernétisme, on s’en empara pour décrire «la capacité d’un système à supporter l’impact de chocs déstabilisateurs» mais également lui permettre «de se réorganiser rapidement et efficacement afin de capitaliser sur des opportunités émergentes» (sic).

Pareil langage ne laisse planer aucun doute, ni sur le succès que le concept va rencontrer ni sur la difficulté, pour ses contempteurs, de faire entendre une voix dissonante. A vrai dire la moindre critique s’apparente ici à un quasi-blasphème: on ne peut en effet «calomnier le principe de vie lui-même».

Des voix s’élèveront toutefois contre son usage idéologique, en montrant «ses liens structurels avec le néolibéralisme». Mais pour l’auteur l’enjeu est ailleurs: il s’agit de montrer en quoi ce concept ne doit pas du tout être utilisé en dehors de son champ d’application originaire.

Tout d’abord parce que la résilience se délecte d’une sociologie sans société, où chacun est «censé puiser en lui-même des ressources insoupçonnées l’autorisant à dépasser des épreuves insurmontables, faire face à toutes les situations de risque». Ensuite parce qu’elle corrompt l’idée même de «monde», comme lorsqu’elle légitime l’idée que les dangers que nous produisons en sont partie intégrante. Enfin parce qu’elle se nourrit de l’ignorance organisée et la nourrit en retour. Cette idée, devenue faussement banale, «qu’avec moins ou peu de connaissance, [l’individu] peut finalement s’en tirer et sans doute mieux qu’avec trop».

Les conséquences en sont littéralement stupéfiantes: «Affectant de contribuer à la mise à l’abri des populations de leur anxiété, la résilience et ses apôtres réduisent au silence la liberté d’avoir peur.» Car avoir peur, pour les résiliothérapeutes, c’est se confronter à un danger plus grand que le danger lui-même. Un refrain déjà entonné en 1958 par l’OMS dans un rapport consacré à la «radiophobie».

Dans Contre la résilience, la peur au contraire est pleinement assumée. Une peur à la mesure du danger qui pèse sur nous et dont l’auteur, en digne continuateur de l’œuvre de Günther Anders, sait combien il est dangereux de s’affranchir.

Alors plutôt qu’être gouvernés par la peur de la peur et «préparés au pire sans jamais en élucider les raisons», ne s’agit-il pas, dès à présent, avec Thierry Ribault, d’être résolument contre la résilience et de rester libres. Libres d’avoir peur.

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* Enseignant et géographe.

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lundi 8 janvier 2018

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