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Le suffrage féminin, une histoire de pouvoir

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Les résistances au suffrage féminin en Suisse furent plus tenaces et persistantes que dans les pays voisins. Les Allemandes obtinrent les droits politiques en 1918, les Françaises et les Italiennes en 1945. Alors que ces dernières furent même encouragées par le pape à aller voter, la presse catholique helvétique rappela aux Suissesses qu’elles n’étaient pas concernées par le discours du souverain pontife. L’évêque de Bâle et de Lugano interdit même à la Ligue suisse des femmes catholiques de reproduire le texte papal dans son journal.

Cette histoire passionnante est racontée par Brigitte Studer dans un livre1>Brigitte Studer, La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse, Neuchâtel, Editions Livreo-Alphil, 2020. publié aux Editions Livreo-Alphil à l’occasion du jubilé. Loin de s’adresser aux seul·e·s spécialistes, l’ouvrage retrace l’épopée du combat des militantes et des nombreux revers qu’elles subirent jusqu’à l’obtention du droit de vote au niveau fédéral en 1971, qui ne généralisa toutefois pas le suffrage féminin à l’ensemble du pays.

Très bien documentée, Studer revient sur des anecdotes hautement révélatrices du climat antiféministe de l’époque. En effet, pourquoi les hommes auraient-ils partagé le privilège des droits politiques? Pour l’éviter, les élites diffusèrent un discours sur la particularité de la démocratie suisse, si ancienne, qu’elle justifiait l’exclusion de la moitié de la population nationale. C’était une trop grande responsabilité pour la partager avec les femmes.

Richement illustré, l’ouvrage contient des portraits des actrices et acteurs de l’époque ainsi que des affiches des votations successives. L’iconographie fait l’objet d’une analyse qui témoigne de la persistance de certains thèmes dans les arguments des opposants, comme l’idée que le vote féminin serait une menace pour la famille et la société en général. Très souvent, les femmes furent renvoyées à leur prétendue nature incompatible avec la rationalité nécessaire à l’exercice de fonctions importantes pour le pays comme les mandats politiques ou même la responsabilité du suffrage.

L’argument de la différence fut aussi mobilisé par les suffragistes pour montrer les nécessaires apports des femmes. Pendant longtemps, domine l’idée qu’il faut se montrer raisonnable afin de convaincre les hommes que les femmes sont capables de participer à la vie politique.

Le livre revient sur les principales stratégies des suffragistes longtemps représentées par l’Association suisse pour le suffrage des femmes. La voie légale resta longtemps une impasse. Une révision constitutionnelle nécessitait une majorité des cantons et des votants – un objectif ardu, comme la récente votation sur les multinationales le rappelait récemment. Elles cherchèrent aussi à donner une interprétation plus souple de cette constitution, ce que le Tribunal fédéral refusa à maintes reprises. Dès 1919, les référendums cantonaux, qui n’ont concerné que quelques cantons urbains et protestants (à de rares exceptions près), furent autant d’échecs, jusqu’à l’obtention du suffrage dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel en 1959, de Genève en 1960. La première votation fédérale eut lieu en 1959. Le Conseil fédéral très réticent recommandait du bout des lèvres de l’approuver tout en fournissant des arguments pour le rejeter. En 1968, il proposa même d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme sans accorder le droit de vote aux femmes avec l’accord du Conseil national! En réaction, 5000 personnes manifestèrent sur la place Fédérale pour réclamer le suffrage féminin le 1er mars 1969.

En conclusion, l’historienne propose d’enrichir l’interprétation selon laquelle la démocratie semi-directe et le fédéralisme expliqueraient la situation suisse, en accordant plus d’importance aux changements sociétaux. Les politiciens prirent acte de l’évolution de la place des femmes dans la société mais, dès la fin des années 1960, ils furent également confrontés à des féministes lassées des anciennes stratégies manifestement stériles. Elles ne réclamaient pas seulement des droits politiques, elles voulaient aussi mettre fin à la domination masculine. Pour préserver un ordre plus général, il fallait donc admettre cette concession et intégrer les femmes dans le champ politique.

On comprend mieux dès lors pourquoi la portée de cette victoire ne fut pas plus large. Jusqu’à la révision du droit matrimonial en 1988, les Suissesses mariées ne pouvaient toujours pas travailler sans le consentement du mari. L’égalité entre femmes et hommes, pourtant inscrite dans la Constitution depuis 1981, n’est toujours pas concrétisée, comme l’ont rappelé les grévistes de juin 2019.

Notes[+]

Notre chroniqueuse est historienne.

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