Chroniques

Une si longue conquête

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

La commémoration du suffrage féminin s’approche. Le 7 février prochain, nous célébrerons le 50e anniversaire du droit de vote et d’éligibilité des femmes au niveau fédéral. De nombreux événements sont prévus tout au long de l’année. Saluons ici l’ouvrage de Brigitte Studer1>Brigitte Studer, La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse, Neuchâtel, Ed. Livreo-Alphil, 2020., une excellente synthèse des connaissances sur le suffrage féminin destinée à un large public.

Cet ouvrage rappelle que l’exclusion des femmes du droit de vote a été particulièrement persistante. Il aura fallu 123 ans et pas moins de 90 votations aux niveaux communal, cantonal et fédéral pour que les femmes accèdent au suffrage dit universel depuis 1848. Près de 150 ans si l’on considère le canton d’Appenzell Rhodes-Intérieures, finalement contraint par le Tribunal fédéral à octroyer ce droit aux femmes en 1990. La démocratie aura donc été marquée par une ligne de genre pendant plus d’un siècle. Et elle le reste encore en Suisse, où la parité en politique n’est pas atteinte à tous les niveaux du pouvoir ni dans toutes les formations politiques, comme à l’étranger, où il est encore difficilement concevable pour certains Etats d’avoir une femme pour présidente.

L’analyse historique souligne l’importance des multiples mobilisations de femmes dès le milieu du XIXe siècle. Les suffragistes appartiennent alors à différents milieux sociaux, et sont parfois soutenues par des hommes féministes. Au travers d’essais, de campagnes d’affichages, pétitions, conférences publiques, d’amendements de la Constitution, et même d’une grève (1959), elles réclament l’accès à la pratique de la citoyenneté politique.

L’histoire est bien sûr celle d’une longue bataille entre adversaires et partisan-e-s de l’égalité de droit, qui étonnamment recourent parfois aux mêmes répertoires argumentatifs pour défendre leur point de vue, comme en témoignent les affiches, dont certaines devenues iconiques. Les adversaires sont nombreux/ses au sein des partis politiques conservateurs, de la magistrature, ou encore parmi les membres des autorités politiques. Des ligues féministes anti-suffrage voient rapidement le jour. Il est aussi intéressant de se pencher sur les tensions ou différends dans le camp suffragiste selon les espaces politiques considérés – national, cantonal, local ou transnational.

L’analyse des stratégies employées est éclairante: revendication du suffrage intégral (vote et éligibilité) ou partiel (vote uniquement), choix de mettre l’accent dans un premier temps sur le suffrage dans les commissions scolaires, de tutelles, etc. Ces différentes stratégies, entre revendications jusqu’au-boutistes et politiques des petits pas, sont toujours à l’œuvre aujourd’hui, qu’il s’agisse de la politique en matière d’égalité salariale ou de la question des retraites…

A lire le formidable engagement et le nombre d’actions déployées par les suffragistes suisses-ses, le retard helvétique dans ce domaine ne peut en aucun cas être rapporté à une absence de débat. Parmi les obstacles, citons le fédéralisme, avec en particulier la menace de référendum qui plane sur toute volonté réformatrice ou encore le jeu des partis politiques, en particulier l’alliance de droite qui ne favorise pas la revendication du suffrage féminin, marquée à gauche après la grève de 1918. La gauche craint quant à elle que les femmes votent à droite. Pourtant, pendant la première moitié du XXe siècle, la majorité des initiatives pour le suffrage féminin sont communistes. Enfin, les demandes d’interprétation progressiste de l’article 4 de la Constitution fédérale, qui postule l’égalité des droits de tous les Suisses, sont systématiquement rejetées – trop moderne! – par des juges fédéraux exclusivement masculins – les femmes ne pouvant accéder à la magistrature puisque exclues de la citoyenneté politique. On le voit, l’argument souvent invoqué du vote populaire masculin pour expliquer le «retard helvétique» ne constitue qu’un des facteurs.

L’histoire du suffrage féminin est une histoire de rapports de force. Celle du pouvoir des hommes de déclarer leur catégorie comme universelle et de renvoyer à la nature l’autre moitié de la population qui, bien qu’exclue des droits politiques, n’en a pas moins des devoirs, comme celui de payer l’impôt. Faire cette histoire implique dès lors de prendre en compte le genre et son asymétrie. Les hommes se réservent les sphères du pouvoir politique, économique, religieux; les femmes se voient assignées à la sphère privée, à l’éducation des enfants et au ménage. Considérées comme culturellement inférieures, elles pourraient par ailleurs dévaloriser la fonction de la représentation politique. Le binôme féminisation-dévalorisation n’a pas disparu, dès lors que les femmes accèdent à un domaine longtemps investi par les hommes. La figure de l’ange du foyer résume admirablement cette conception idéologique, qui ne départage pas fondamentalement les deux camps. Si les adversaires du suffrage féminin craignent la désagrégation de la famille, les tenant-e-s voient dans l’accès aux droits politiques un renforcement possible du rôle traditionnel des femmes.

Les transformations structurelles profondes des années 1950-1960 permettent l’avènement de nouveaux modèles féminins. Le film de Petra Volpe, L’ordre divin, en témoigne admirablement. Entre alors en scène une nouvelle génération de militantes qui revendiquent une égalité de fait. Les mobilisations de plus en plus nombreuses sont perçues sous un jour nouveau: plus radicales et intransigeantes. Cette pression grandissante fait que d’aucuns sont alors d’avis qu’il convient d’accepter les femmes dans les instances politiques. Merci à nos mères, nos grands-mères et arrières grand-mères, à toutes les femmes et à tous les hommes qui se sont battu-e-s pour ce droit.

Notes[+]

Notre chroniqueuses sont investigatrices en études genre.

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