Chroniques

Une sorcière comme nous autres

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Premier jour du mois de décembre d’une année passablement difficile, et voilà que la nouvelle tombe. Elle nous pince directement au cœur, car il est des morts que l’on trouve plus injustes que d’autres, celle des poétesses et des enchanteresses… et Anne Sylvestre était des deux.

On ne voudrait pas transformer cette rubrique en colonne mortuaire, mais parfois c’est une évidence; les autres chroniques, les grinçantes, les cinglantes, les revendicatrices ou les plus futiles attendront: Anne Sylvestre n’est plus et si ces airs ne nous quitteront pas, elle nous manque déjà.

D’aucun-e-s l’appelaient «Brassens en jupons», expression qu’elle réfutait, tant celle-ci souligne le phénomène de minorisation des artistes femmes. On en retient cependant l’accent mis sur son statut d’autrice-compositrice. En effet, à une époque où il y avait certes de nombreuses chanteuses qui chantaient, comme elle aimait à le souligner, surtout des chansons écrites par des hommes, rares étaient celles qui écrivaient leurs textes. Et que de textes: entre chansons faussement désinvoltes et airs consolateurs, elle glissait parfois des thèmes plus sombres. Elle passait d’un air enlevé, sautillant, à la ballade, presque triste, mélancolique, toujours en compagnie de sa guitare. Elle nous aura accompagnées de sa verve, de sa gouaille, mais avant tout de sa langue poétique.

Rarement chansonnière n’avait si bien passé de la scène à la rue, et c’est avec émotion que nous nous souvenons de ces manifestations en pleine campagne pour ladite solution du délai, où nous chantions «Non, tu n’as pas de nom». Ses chansons presque toujours engagées, même si elle ne voulait pas de cette étiquette, ont permis d’aborder presque toutes les thématiques chères aux féministes.

Elle a brisé les tabous, en parlant de l’avortement (Non, tu n’as pas de nom), du mariage gay (Gay, marions-nous) ou encore de la guerre d’Algérie (Mon mari est parti). Elle a déconstruit avec force humour le discours naturalisant autour des «humeurs» féminines (Les hormones Simone), a posé un regard sans concession sur le partage des tâches domestiques et sa prétendue évolution égalitaire (La vaisselle), ou encore a pointé avec humour l’injonction faite aux filles à être charmantes et souriantes (Elle f’sait la gueule). Elle faisait preuve d’une irrévérence, d’une impertinence qu’on ne peut que lui envier, notamment lorsqu’elle se donnait le droit de régler ses comptes sans complexes avec les «amis, les faux, les vrais» (Langue de pute).

Certaines de ses chansons, enfin, dressent le portrait presque historique de la situation des femmes, on pense bien sûr à l’extraordinaire «Une sorcière comme les autres» qui a non seulement dénoncé les injonctions contradictoires faites aux femmes à diverses époques et dans différents contextes, mais encore a permis de créer un lien entre nous toutes, ce lien tissé autour de la position de dominées à laquelle le patriarcat nous assigne. Moins citée, une autre chanson a une portée tout aussi importante, lorsqu’elle choisit de mettre en scène l’entrée en résistance d’une femme âgée après une vie passée à faire le travail domestique gratuit (Clémence en vacances). Les unes sorcières, les autres considérées comme folles, c’est le prix à payer de l’émancipation.

Bien que connue, elle continuait à donner des concerts dans de petites salles intimistes, où elle pouvait être proche de son public. Nous avons eu la chance de la voir, de l’écouter à plusieurs reprises, et ces soirs-là avaient toujours quelque chose de magique. Ils nous faisaient nous sentir moins seules, lorsque les luttes politiques s’essoufflaient, ils nous rappelaient que l’engagement féministe c’était aussi cela, partager un moment à la lueur d’une scène avec une chansonnière qui nous emmenait dans son univers. Certes, la plupart de ces textes étaient féministes, mais ils étaient avant tout humanistes, et nous lui devons, dans un monde empreint de compétition et de concurrence, de nous avoir fait aimer «les gens qui doutent».

Perdre une voix pareille dans l’univers musical féministe nous rend infiniment tristes, alors, comme elle le disait si bien, nous allons continuer à «écrire [pour] ne jamais pleurer, rien que des larmes de stylo, qui viennent se changer en mots pour [nous] tenir le cœur au chaud» (Ecrire pour ne pas mourir). Merci Anne Sylvestre d’avoir fait de nous toutes des sorcières et d’avoir su nous apprendre à en être fières, à le revendiquer.

Nos chroniqueuses son investigatrices en études genre.

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