Suisse

Justice semée d’embûches

Si l’initiative pour des multinationales responsables est acceptée, les démarches des victimes devant les tribunaux s’annoncent longues et coûteuses. Les initiants misent sur un effet préventif.
Justice semée d’embûches
A Cerro de Pasco, la capitale minière du Pérou, deux mille enfants souffrent d’anémie, de handicaps et de paralysies, car l’eau, l’air et la terre sont contaminés par des métaux lourds en raison des activités minières. KEYSTONE
Multinationales responsables

Cet automne, les arbres n’ont pas été les seuls à se draper d’orange. Des banderoles aux coloris semblables se sont multipliées aux fenêtres. Les Suisses diront le 29 novembre s’ils souhaitent inscrire dans la Constitution la responsabilité des entreprises en matière de droits humains et de protection de l’environnement, y compris dans leurs activités à l’étranger.

Si un oui l’emporte dans les urnes, quelles seraient les démarches pour obtenir justice en Suisse? Sur les affiches des initiants trône l’image d’enfants empoisonnés par des métaux lourds à proximité de la mine de Cerro de Pasco, contrôlée par Glencore au Pérou. Comment la loi helvétique pourra-t-elle améliorer le quotidien de ces deux mille enfants qui souffrent d’anémie, de handicaps et de paralysies en raison de la contamination de l’eau? Le Courrier interroge plusieurs ONG qui portent l’initiative pour comprendre quelles possibilités ouvre le texte.

Longues et coûteuses procédures

Les dispositions prévues par l’initiative permettraient à des victimes d’agir sur le plan civil pour obtenir réparation si elles prouvent que leurs droits fondamentaux ont été violés par une société contrôlée par une firme helvétique. Les ONG tablent sur une collaboration entre des organisations locales et suisses ainsi que le soutien d’avocats spécialisés. Le chemin semble pourtant semé d’embûches.

«Les opposants adorent parler d’une ‘inversion du fardeau de la preuve’, mais c’est un mensonge», avance Géraldine Viret, porte-parole de l’organisation Public Eye qui enquête sur les dommages causés par des entreprises suisses à l’étranger. «A Cerro de Pasco, les parents des enfants empoisonnés devront prouver l’atteinte à la santé par le biais d’un certificat médical, démontrer que cette atteinte constitue une violation des droits humains et que la société qui exploite la mine est responsable de ce crime. Il faudra enfin montrer que cette entité est contrôlée par une entreprise suisse.»

Actions individuelles

Comme le Code de procédure civile suisse exclut les actions collectives en justice, chaque victime devra engager individuellement un avocat. Elles devront également quantifier les atteintes subies car la justice suisse n’indemnise que les dommages concrets, une tâche compliquée pour des miniers aux revenus limités. «Plus le montant du litige est élevé, plus les frais de procédure seront importants. Ce n’est que si les plaignants peuvent prouver que la plainte a de grandes chances d’aboutir qu’ils pourront obtenir une assistance judiciaire gratuite», explique Anina Dalbert, spécialiste business et droits humains pour la section suisse d’Amnesty International. A cela s’ajoutent les risques de menaces pour la sécurité des plaignants ou de pressions psychologiques pour qu’ils abandonnent les poursuites.

«L’initiative n’est certainement pas aussi contraignante que certains milieux économiques veulent le faire croire» Jean-Marie Banderet

«L’initiative n’est certainement pas aussi contraignante que certains milieux économiques veulent le faire croire», constate Jean-Marie Banderet, chargé de communication chez Trial international, qui lutte contre l’impunité de crimes internationaux et soutient les victimes dans leur quête de justice. «Le texte ne touche pas à la notion de complicité pénale, qui est fort restrictive en Suisse, et permet à nombre d’acteurs économiques participant à des actes de pillage ou de crimes de guerre via la vente d’armes de pouvoir s’en tirer sans trop de soucis.» Les plaintes devant les tribunaux suisses ne peuvent aboutir sur des dommages et intérêts punitifs à l’américaine. Les plaignants ne pourront donc obtenir que le montant des frais réclamés, mais pourront difficilement obtenir l’assainissement de sites pollués par exemple.

Prouver la diligence

Si l’affaire aboutit devant un tribunal civil, la multinationale aura encore la possibilité de s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’elle a fait preuve d’une diligence raisonnable. C’est cet élément que les opposants brandissent pour dénoncer «un renversement du fardeau de la preuve». «Les dispositions en matière de responsabilité exigent normalement que le plaignant prouve la faute du défenseur», explique Pascal Nussbaum, chargé de communication chez Swissholdings. Or, si l’initiative est acceptée, «le défendeur, donc l’entreprise suisse, devra prouver qu’elle n’a commis aucune faute», selon lui. Pour les ONG, la multinationale devra seulement montrer qu’elle a pris des mesures pour éviter que des violations ne soient commises.

Dans les faits, bien que l’initiative apporte une lueur d’espoir pour les victimes de violations, seule une minorité bien informée, disposant de moyens conséquents, pourra se permettre de déposer une plainte en Suisse. «Bien sûr, les plaignants ne vont pas initier une plainte en justice seuls, mais avec l’aide judiciaire par exemple des ONG ou l’assistance judiciaire gratuite, nous craignons de nombreuses plaintes», avance le chargé de communication de Swissholdings.

La faîtière des multinationales s’inquiète aussi de la conclusion d’accords transactionnels avant que les affaires ne soient portées devant les tribunaux, indépendamment de la culpabilité de la firme. Enfin, elle redoute que des concurrents étrangers puissent exploiter les dispositions légales pour paralyser les entreprises suisses.

Agir en amont

Les initiants misent avant tout sur un effet préventif. «Certaines procédures légales aboutiraient certainement, mais le principal effet de l’initiative serait d’obliger enfin les multinationales à agir en amont», explique la porte-parole de Public Eye. Le mécanisme de responsabilité civile, dont les défenseurs du contre-projet veulent se débarrasser, reste essentiel aux yeux des ONG. «Si les entreprises sont tenues d’analyser réellement les risques et s’entretiennent avec les personnes concernées sur le terrain, je suis convaincue que beaucoup de choses changeront», complète la juriste d’Amnesty. «Tant que les multinationales n’ont rien à craindre lorsqu’elles polluent des rivières, empoisonnent des agriculteurs ou profitent du travail des enfants, elles ne changeront pas leurs pratiques», martèle Public Eye.

La Suisse, paradis des géants

La Suisse abrite de nombreux géants du secteur des matières premières, dont la société minière Glencore qui fait l’objet d’une myriade de critiques. Les activités extractives particulièrement risquées devraient-elles être abandonnées? La sulfureuse société zougoise doit-elle s’attendre à une cascade de plaintes? Si Swissholdings se refuse à commenter des cas individuels, elle avance qu’il existe bel et bien un risque que les firmes se retirent de pays qui ne peuvent garantir le respect des droits humains ou de la protection de l’environnement en raison de la faiblesse de leurs institutions.

Puisque la loi n’aura pas d’effet rétroactif, le nombre de plaintes devrait dépendre des mesures entreprises dans le futur pour veiller au respect des normes internationalement reconnues. «Bien qu’on ne puisse ignorer que l’exploitation minière interfère avec la nature, le respect des droits humains et de l’environnement ne l’interdit pas en soi. Il existe, par exemple, des normes internationales d’émissions polluantes qui ne doivent pas être dépassées», note Anina Dalbert d’Amnesty.

«Si l’initiative est acceptée, la prochaine étape, cruciale, sera de s’assurer que la loi d’application garde du mordant. Puis d’enquêter pour voir dans quelles mesures les multinationales prennent ce devoir de diligence contraignant au sérieux», conclut Géraldine Viret de Public Eye.

Vers la fin de l’impunité ?

Si l’impunité des multinationales a longtemps été la norme, les choses pourraient peu à peu changer. Plusieurs pays ont fait évoluer leurs législations ces dernières années et plusieurs affaires judiciaires sont en cours (lire notre édition du 6 novembre).

Il y a deux ans, six ONG françaises et ougandaises ont intenté un procès contre Total en France. Elles reprochent à l’entreprise pétrolière d’exproprier des dizaines de milliers de familles dans le cadre d’un gigantesque projet de forage. Le tribunal judiciaire de Nanterre s’est déclaré incompétent et a renvoyé l’affaire au Tribunal de commerce. Les organisations ont recouru devant la Cour d’appel de Versailles. Une plainte a aussi été déposée en octobre devant le Tribunal judiciaire de Paris contre EDF dans le cadre de la construction de cent quinze éoliennes menaçant les terres d’habitants de l’Etat de Oaxaca au Mexique.Des actions contre Shell ont été intentées en Grande Bretagne et aux Pays-Bas pour les activités de leurs filiales au Nigeria. Exécutions illégales, pollution systémique et dégâts environnementaux dans le delta du Niger, la liste des violations des droits humains présumées est longue. Une cour néerlandaise admettait en 2015 la recevabilité d’une action contre l’entreprise pétrolière pour les manquements d’une filiale responsable de déversement de pétrole.

Enfin, au Canada, un jugement intermédiaire a été rendu contre les forces de sécurité d’une société minière canadienne qui avaient tiré sur des manifestants du Guatemala en 2013. La justice avait alors jugé que l’affaire devait être entendue au Canada en raison du risque que les plaignants ne puissent obtenir un procès équitable contre une puissante multinationale dans leur pays. La firme a versé des dédommagements et fait des excuses publiques l’an dernier.

En Suisse, ce n’est pas possible pour l’instant: un pêcheur qui protestait devant une mine appartenant à la société suisse Solway au Guatemala a été abattu en 2017. Sa famille ne peut pas réclamer justice dans notre pays. Les choses pourraient changer si l’initiative était acceptée. JJT

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Multinationales responsables

vendredi 13 novembre 2020
Le 29 novembre 2020, les Suisses ont voté sur l’initiative populaire «Entreprises responsables - pour protéger l’être humain et l’environnement». Un dossier que Le Courrier suit depuis de nombreuses ...

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