La lanceuse d’alerte doit être réintégrée
L’ancienne contrôleuse interne du Département des finances et de l’Office des poursuites (OP) doit être réintégrée au sein de l’Etat de Genève, dans une fonction équivalente à celle pour laquelle elle avait été nommée. Telle est la décision de la Chambre administrative de la Cour de justice, saisie par la haute fonctionnaire qui contestait son licenciement.
Parce qu’elle occupait un poste clé, la cadre supérieure, que nous appellerons Mme A, avait été auditionnée à la fois par la Cour des comptes, en 2013, puis par la Commission de contrôle de gestion, en 2016, toutes deux enquêtant sur l’OP, notoirement dysfonctionnel. Après avoir été entendue par la commission parlementaire, Mme A avait été invitée par le directeur des ressources humaines du Département à démissionner pour cause de rupture de confiance. Avant d’être convoquée à un entretien de service.
Le début d’une descente aux enfers pour cette femme qui verra peu à peu sa santé se dégrader, avec à la clé trois licenciements successifs, les deux premiers n’étant pas valables, signés d’abord du conseiller d’Etat Serge Dal Busco, alors en charge des finances, puis de Nathalie Fontanet.
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Des griefs infondés
«Le premier constat qui s’impose est le décalage entre, d’un côté, ces griefs et, de l’autre côté, les enjeux liés aux dysfonctionnements de l’OP ainsi qu’aux difficultés subies par la recourante. À cela s’ajoute, pour la majorité de ces griefs, leur caractère non substantifié et non fondé», écrit la Cour dans un arrêt sévère et circonstancié, long de soixante pages, rendu juste avant l’été.
Elle revient en détail sur chacun des faits reprochés. Ceux-ci «s’avèrent non seulement mineurs au regard du contexte, mais sont également disproportionnés eu égard à la conséquence de la décision litigieuse sur la situation de la recourante, engagée depuis fin 2007 avec de bons rapports de service».
Les juges soulignent l’attitude «transparente et respectueuse» de la cadre supérieure à l’égard de sa hiérarchie, son «souci de fidélité». Mais aussi l’insuffisance de moyens à sa disposition au vu de l’ampleur de sa tâche. «Même à considérer que la recourante ait eu d’éventuelles défaillances dans l’accomplissement de sa mission à l’OP, celles-ci ne sauraient ni masquer ni supplanter la responsabilité incombant à sa hiérarchie de lui fournir les moyens nécessaires à la correcte exécution de son travail.»
«J’ai failli me jeter par la fenêtre»
«Mon honneur est enfin lavé, j’ai été réhabilitée quant à mon professionnalisme, j’ai eu raison de rester honnête», réagit, soulagée, l’ex-contrôleuse interne. «La justice reconnait que j’ai été licenciée pour raisons infondées. Je n’ai pas commis de faute professionnelle, je n’ai fait que mon travail. A savoir vérifier ce qui n’allait pas et le dénoncer le cas échéant.»
Une issue heureuse, après des années de tourments. «J’ai failli me jeter par la fenêtre au boulot. J’ai passé mes soirées sur la procédure, il y avait l’équivalent d’un caddie. Je pleurais tous les jours. Mes enfants m’ont d’ailleurs dit que j’avais été exécrable pendant cette période. C’est une situation à faire exploser les couples. Le plus dur a été de devoir dire à mes trois enfants que j’ai été licenciée car j’ai dit la vérité devant une commission parlementaire.» Si c’était à refaire, ? «Je ne sais pas. Mentir, ce n’est pas moi. Mais revivre ce que j’ai vécu…»
Après son licenciement, Mme A postule à près de 60 offres d’emploi avant de retrouver un poste dans le Grand Etat, à un salaire inférieur. Et ce malgré un CV impressionnant pour ses quarante ans. «Je m’en suis bien sortie, alors que je suis le salaire principal de mon foyer et que le prêt de la maison familiale était sur mon revenu. Mais je pense à tous ceux qui, dans le même cas de figure, n’ont pas d’économies de côté, aux mamans seules avec leurs enfants, comment peuvent-ils se défendre? D’autant que la procédure est si longue. On se retrouve seul face à l’Etat. Est-ce qu’on mérite ça?»
Une coïncidence fortuite ?
Christian Dandrès, son avocat, y voit un enjeu institutionnel majeur allant au-delà de la situation habituelle des lanceurs d’alerte. «Ma cliente était chargée du contrôle interne, c’était son métier, son cahier des charges de faire remonter les problèmes. Elle a été sanctionnée pour cela.»
La Cour ne va pas si loin, puisqu’elle n’examine pas le lien entre le licenciement et la transmission d’informations. «Vu l’ensemble des circonstances susmentionnées, la chambre de céans ne peut que conclure à l’absence de motifs fondés dûment constatés. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner si la recourante a été licenciée en raison des informations transmises à la sous-commission, voire en 2013 à la Cour des comptes, de sorte que la question de savoir si Mme A. est une lanceuse d’alerte n’a, en l’espèce, pas à être tranchée.»
«Mais cela transparait dans l’intégralité des considérations de l’arrêt», relève Christian Dandrès, pour qui cette affaire met en lumière un «problème majeur dans le fonctionnement du Conseil d’Etat autour d’offices qui dysfonctionnent, avec des fonctionnaires et des citoyens qui en pâtissent».
La Cour note la coïncidence de la dégradation de la relation professionnelle entre le préposé et Mme A avec les auditions de celle-ci par la sous- commission. Celle-ci «est peut-être fortuite, comme le soutient le département. Cependant, le dossier ne permet pas de comprendre les raisons de cette dégradation vu l’absence de l’intéressée, qui s’est en outre limitée à demander une adéquation de sa charge de travail à l’OP avec son taux d’activité y relatif, ce d’autant plus qu’elle devait alors faire face à de graves soucis de santé en dépit de son jeune âge.»
Serge Dal Busco en question
Le témoignage d’une membre de la Commission de contrôle de gestion est à cet égard révélateur. Il établit un lien de cause à effet entre les informations résultant de l’enquête de la sous-commission transmises au conseiller d’Etat et la dégradation des relations professionnelles entre Mme A et sa hiérarchie.
«Je regrette infiniment d’avoir eu des rendez-vous avec M. Dal Busco», déclare la députée. «Je pense que notre façon de faire où nous lui avions transmis au fur et à mesure les informations a aggravé la situation de Mme A (…) Les discussions avec M. Dal Busco n’ont pas fait l’objet de procès-verbaux. Le discours de M. Dal Busco a évolué, ce qui était assez surprenant. On est passé du fait qu’au début, le contrôle interne faisait son travail, qu’il lui fallait du temps pour trouver ses marques avec OPUS (ndlr: système informatique de l’OP), à un discours où Mme A était de moins en moins compétente. (…) Pour moi, elle a servi de bouc émissaire.»
Pour les deux députés, le licenciement de la fonctionnaire a constitué «une douche froide»: «Les gens n’osent plus s’ouvrir» à eux, «ils n’osent plus dire ce qu’ils pensent, ils restent très techniques». «Il y aura un avant et un après», espère Christian Dandrès. «Si un collaborateur sait qu’il peut témoigner librement devant la Commission de contrôle de gestion, il va le faire. S’il craint d’être licencié, on peut dire au revoir au contrôle parlementaire. J’espère que le Conseil d’Etat fera une analyse sérieuse de cet arrêt pour qu’une telle situation ne se reproduise plus.»