Chroniques

A la limite de la dignité

Jeunes migrant.e.s non accompagné.e.s

En 2016, J., de nationalité érythréenne, arrive en Suisse afin de demander l’asile. En attendant la réponse à sa demande, il reçoit un permis N et perçoit une aide sociale censée permettre son intégration sociale et professionnelle, soit un budget de 400 francs mensuel. Cette aide peut être jusqu’à 40% inférieure à l’aide «ordinaire» octroyée aux personnes reconnues comme résidentes suisses. J. témoigne: «C’est un petit budget. On ne nous apprend pas à le gérer alors qu’on arrive ici sans rien connaître. C’était galère. Les gens avec le permis N n’arrivent pas à vivre et ils ne comprennent pas pourquoi ils n’ont pas les mêmes droits alors qu’ils vivent dans la même situation que les réfugié-e-s». En effet, les décisions sur l’asile ont un impact important sur les aides perçues, laissant les personnes requérantes dans l’incompréhension.

En 2017, J. reçoit enfin la décision concernant sa demande. «J’ai d’abord eu une décision négative. J’étais découragé. Mais j’ai eu de la chance car une éducatrice a été là pour moi. J’ai fait un recours et ça a fonctionné. Dès que j’ai eu mes papiers [le statut de réfugié], j’ai pu penser à l’avenir.» L’obtention du statut de réfugié a permis à J. de percevoir l’aide sociale «ordinaire» et ainsi de s’acheter le matériel essentiel pour ses études.

Ce n’est pourtant pas le cas de nombreuses autres personnes venant d’Erythrée. En effet, depuis 2018, le Tribunal administratif fédéral a changé de jurisprudence, estimant que les personnes venant d’Erythrée peuvent être renvoyées dans leur pays sans risques d’atteinte à leur liberté ou à leur intégrité physique1>Arrêt du Tribunal administratif fédéral E-5022/2017 du 10 juillet 2017.. J. explique: «En ce moment, il y a plein de décisions négatives qui tombent; des personnes qui sont arrivées ici à 16 ans, qui vont en avoir 18 et qui doivent partir. Ça fait deux ou trois ans que tu es là à apprendre la langue, ton âge a augmenté et les gens décident de recommencer à zéro dans un autre pays. C’est injuste, décourageant et ça empêche d’avancer dans la vraie vie.»

Ce revirement de jurisprudence a des conséquences drastiques. M. en témoigne. Après avoir vécu et travaillé cinq ans en Suisse, son permis lui a été retiré. Il a donc perdu la possibilité de travailler. Il a alors été contraint de survivre avec 10 francs par jour, octroyés à titre d’aide d’urgence. Cette aide, garantie à toute personne se trouvant en Suisse sans considération de son statut légal, est censée permettre de mener une existence conforme à la dignité humaine, comme garanti par l’article 12 de la Constitution fédérale. Elle est supposée couvrir les besoins en hygiène, alimentation, habillement et logement de la personne qui en bénéficie. Selon le Tribunal fédéral, l’aide en question doit permettre à la personne de survivre sans être réduite à la mendicité2>Arrêt du Tribunal fédéral 139 I 272, c. 3.2..

Ainsi, selon les juges fédéraux, une existence conforme à la dignité humaine se réduit à ne pas dépendre de la bienveillance des passants pour ne pas mourir de faim ou de froid. M. relate: «Tu ne peux pas vivre avec 10 francs si tu n’as personne pour t’aider ou si tu ne fais pas un travail au noir. On a envie de construire notre vie, mais on n’a pas le choix.»

Pour espérer réussir à construire un avenir, il est essentiel que toute personne puisse avoir accès à une aide qui lui permette de mener une vie conforme à la dignité humaine, et non seulement de survivre.

Notes[+]

Barbara Steiner et Tiffany Collard sont alumnae de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables de l’Université de Genève.

Rendez-vous mercredi prochain pour la suite de la série.

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