Chroniques

Une octogénaire dans la pandémie

Transitions

Les femmes de mon âge sont généralement désignées de façon peu flatteuse: des «petites vieilles», des «petites grand-mères», ou, depuis la pandémie, des «individus à risque» (alors là, nous avons de bonnes chances d’entrer dans les fichiers du Service de renseignements de la Confédération!). J’ai donc récemment hérité d’une identité nouvelle qui me suit comme mon ombre. Je ne conteste pas la nécessité de prendre des mesures de protection à l’égard des plus fragiles. J’avoue avoir vécu des moments de panique covidienne, car si je m’attends à ce qu’un de ces jours ma vieille carcasse se mette à pécloter, la perspective qu’un minus vagabond me condamne à l’intubation, à la suffocation et autres délicatesses me terrorise. Entendre, il y a quelques semaines, que le système de santé pourrait s’effondrer et que le dysfonctionnement de n’importe quel autre organe vital ne pourrait pas être soigné vu l’engorgement des hôpitaux nous plongea, nous les octogénaires, dans un effroi compréhensible. Sans compter la polémique autour de l’âge limite au-delà duquel on ne nous réanimera plus! Nous avons donc compris que nous avions intérêt à nous confiner.

Ce qui me trouble, ce n’est pas cette opération de salubrité publique, mais ses effets secondaires. Nous étions nombreuses, à passé quatre-vingts ans, à vivre avec une joyeuse présence au monde, à vaquer à nos activités domestiques, familiales, intellectuelles ou culturelles et à fouler les trottoirs des villes d’un pied alerte. Il y a belle lurette que nous avons apprivoisé la solitude et développé la débrouillardise. Et soudain, ce n’est plus ainsi, ce n’est plus pour nous… Ainsi, quand je m’aventure aux petites heures sur des chemins de banlieue déserts, la rencontre avec une de ces créatures que j’identifie instantanément comme faisant partie de mon espèce provoque quelques frémissements d’inquiétude, comme si, dans ce désert périurbain, des nuées de virus en suspension dans l’air se préparaient à nous sauter à la figure. Après quelques secondes d’hésitation, nous organisons la déviation de nos trajectoires respectives, pour finalement nous croiser à au moins quatre mètres de distance, en échangeant un sourire de timide connivence, comme des gamines prises en faute.

Les vieux sont mal vus au temps du corona. Passée une première phase de doucereuse solidarité, passés les regrets de ce temps béni où on leur confiait les enfants, les gens «normaux» ont pris conscience que les quatre-cinquièmes des décès dus au virus concernent les personnes de plus de quatre-vingts ans et que tous les désagréments du confinement leur sont donc imputables. On a passé d’une forme d’infantilisation à la réprobation. «Sauvez des vies! Restez chez vous!» nous serinent les affiches placardées partout. Oui, bon! Mais si ces vies sont celles de vieillards qui de toute manière vont mourir bientôt, est-ce vraiment la peine qu’on se prive de liberté? En somme, il serait de bon ton que les personnes âgées acceptent de quitter cette terre et de laisser les autres s’amuser. De toute manière celles et ceux qui sont décédés dans les EMS n’y étaient-ils pas pour mourir? Exit l’avait bien compris en revendiquant le droit d’apporter aux «fatigués de la vie», dans la dignité, la délivrance de la lourde nécessité de survivre. A cet égard, le virus pourrait devenir providentiel! Continuer à encombrer le monde en ces temps troublés relèverait de l’indécence, accepter de mourir constituerait un acte de courage civique.

On n’en est pas encore là. Il n’en reste pas moins que dans un climat de jeunisme triomphant, le dégagisme anti-vieux devient plus présent. Ne sommes-nous pas des privilégiés qui avalons goulûment nos riches années de retraite au péril des caisses de pension? Ne sommes-nous pas en train de ruiner les assurances maladies par notre consommation outrancière de soins de santé? Ce sont là des reproches sans cesse répétés. Ce serait donc à nous de faire un geste, de nous enfermer plus hermétiquement et pour plus longtemps, afin que l’économie puisse redémarrer. La solidarité doit maintenant changer de cap, martèlent les ténors de l’économie et des syndicats, et se diriger vers les artisans, artistes, commerçants, entrepreneurs que la suspension de leurs activités a précipités dans la précarité ou la faillite. Je veux bien. Je constate cependant qu’on traite la pandémie par fragments: on écarte, on isole, on oublie, en perdant la vision d’une société globale.

On a également mis entre parenthèses le reste de l’actualité: Il n’y a plus de guerres, plus de réfugiés, plus de famines, plus de ravages dus au climat … Cette situation ne me révolte pas: elle me fait juste basculer dans mon âge. Lorsque l’épidémie aura passé, je serai vieille pour de bon!… En attendant, ce mois d’avril aux ciels limpides, aux eaux transparentes et aux sonorités adoucies est un cadeau inattendu et un impertinent pied de nez à la crise.

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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