Chroniques

Le village

Cahiers levantins

Administrativement parlant, le village s’étend de la plage aux collines. Il y a le littoral, ses petits pêcheurs, des gargotes et de modestes complexes hôteliers. Derrière s’étale la vallée, très rurale, parsemée de serres à légumes et d’immeubles assez imposants. Les routes cabossées qui quadrillent ces zones sont animées par quelques pick-up et autres nuées de motos aux châssis colorés. Ambiance far west. Enfin sur la colline, le village principal, souvent divisé en deux parties et composé d’un entrelacé chaotique d’immeubles, maisons et églises en béton partiellement finies. La plupart des habitants du dea possèdent des terres administrées par une sorte de gérant qui les distribuera ensuite à des paysans. Si bien que, sur les extrémités des serres, apparaissent ici et là de petites cabanes de taule et de pierres, de bambous et barils rouillés qui servent d’abri à ces familles.

Sur le littoral, les cabanes de pêcheurs se sont fondues aux restes de villes antiques dont la majeure partie se situe sous l’eau, à quelques mètres du bord. Cependant, il n’est pas rare de voir quelques toiles de tente et bâches onusiennes partager l’espace avec les ruines d’un imposant porche phénicien vieux de plus de 4000 ans.

Faisant la jonction entre les deux parties du village, en bordure de la bretelle d’autoroute, le magasin de Ali l’alaouite. Il a de tout et de partout. Cela peut paraître anodin mais, en Syrie, il est strictement interdit de vendre des produits non syriens. Une logique réponse à l’embargo. Et lorsque le gouvernement envoie ses hommes contrôler, Ali les attend, fusil à pompe au canon scié sur l’épaule. Cheveux roux coupés ras, barbe taillée et fournie, sa colère amène le rouge sur son visage et homogénéise une tête dont les teintes varient désormais entre l’ocre et le sang. Nul n’entrera dans son magasin, hurle-t-il, une liasse de billets dans la main destinée aux inspecteurs.

La solidarité est omniprésente. Les jeunes hommes sont forts, dévoués, souriants et d’une corpulence qui me fait passer pour un poids moyen avec mes 110 kg. Enfin ceux qui sont là, car la côte a envoyé beaucoup d’hommes à la guerre et la plupart n’en sont jamais revenus. Cette région, conservatrice et protégée depuis toujours par l’allié russe, n’a pas vraiment cherché à comprendre les origines d’un conflit qui dépasse tout le monde. La nation est attaquée, il faut donc la défendre.

Le sergent russe entre dans la maison. La vieille femme l’invite à s’asseoir, lui et ses hommes. Après leur avoir servi un thé sucré, elle se remet au travail, écrasant à l’aide d’une masse de basalte ce qui est probablement une pâte d’olive. «Nous voudrions proposer une joute de force à vos fils», lance l’officier. «Ils ne sont pas là, mais ne devraient pas tarder à rentrer», rétorque la mère de Tigre et Gros Rocher. Tigre et Gros Rocher sont des légendes vivantes. Ils auraient tué plus de cent hommes lors des dernières batailles de Jobar, véritable enfer sur terre. On dit que les mains de Tigre sont gigantesques. Des mains d’ogre.

«Pourriez vous m’aider à déplacer cette assiette?» demande la vieille dame en montrant l’imposante dalle de granit creuse dans laquelle attend l’épaisse pâte d’olive. Le sergent russe, d’un signe sec, envoie l’un de ses soldats qui, arc-bouté et grimaçant, déplace à la manière d’un crabe malade l’immense pierre creusée qu’il finit par poser, à bout de forces, au milieu de la pièce. Surprise, la vieille mère empoigne le réceptacle et le hisse sur un chevalet de fonte. Devant le regard éberlué des Russes, elle leur dit «je dirai que vous êtes passés». Ce genre d’histoire fait assurément partie d’une forme de folklore guerrier qui fleurit évidemment particulièrement bien dans un environnement agrarien.

Néanmoins, en croisant Tigre par hasard, chez Ali, je suis frappé par sa carrure singulière. Plutôt petit, son torse disproportionné semble avoir créé un super réseau de veines jusqu’alors inconnu qui converge vers un cou qui se distingue par sa frappante ressemblance avec le tronc d’un baobab miniature. Son sourire sincère et chaleureux laisse apparaître des dents blanches parfaitement alignées, mais sera insuffisant pour masquer cette très particulière lueur translucide qui embrume la pupille des tueurs, et qu’avec ma mince expérience, j’arrive à reconnaître. Quant à ses mains, la légende disait vrai, ce ne sont pas des mains mais des plateaux d’acier.

* Sous la forme d’un carnet de voyage, Marc Perrenoud rapporte ses récentes impressions de Syrie, où il a séjourné en février 2020. Un pays marqué par neuf ans de guerre civile que le pianiste genevois a maintes fois sillonné, tant à titre professionnel (il a joué à l’Opéra de Damas en 2018) que privé. La suite mercredi.

Dernier album: Marc Perrenoud Trio, Morphée, Neuklang.

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