Chroniques

Avoir sa place

Mauvais genre

«Une ville où toutes les personnes ont leur place» – c’est-à-dire plus précisément les marginalisés, et en particulier les «LGBTI+»: c’est l’objectif affirmé d’une des listes en lice pour les municipales genevoises. De fait, après la votation du 9 février, les homosexuel-le-s peuvent se dire qu’elles et eux du moins ont une place – dans la loi, si ce n’est toujours dans la société; leur place… Or l’ambiguïté de l’expression reflète assez l’ambivalence de mes propres sentiments.

Avoir sa place, c’est d’abord ne plus subir l’exclusion avec toutes les violences (physiques ou autres) qui peuvent signifier le rejet. Et l’on ne peut que s’en réjouir, même lorsqu’on n’en a connu que les formes les plus légères. S’entendre dire: Viens avec ton ami, ou Salue-le de ma part, doit paraître sans doute anodin à bien des gens; mais j’avoue en être toujours ému, après avoir vu prévaloir durant tant d’années, dans certains milieux, la loi du silence – ou les stratégies d’évitement, comme lorsque, il y a peu encore, invité (et heureux de l’avoir été) à une fête d’anniversaire, une proche de mon compagnon m’a simplement présenté comme «un ami de la famille», dans tout le flou de l’indéfini et de la généralité qui fait de vous malgré tout un imprésentable.

Mais avoir sa place, c’est aussi avoir un endroit assigné. Comme quand à l’école on vous disait: Reste à ta place; Regagne ta place. C’est avoir une position définie, dans un rang, dans une hiérarchie. Et lorsqu’on a sa place, il faut savoir la tenir; et s’y tenir.

J’ai toujours eu une place; et même plusieurs: dans ma famille, dans des cercles d’amis, dans mon travail… Mon homosexualité la faisait trembler parfois, elle la rendait plus incertaine, et je ne le regrettais pas vraiment. Elle m’aidait à me sentir comme un électron libre. On parlait du ghetto homosexuel, d’un placard dont on avait du mal à sortir; les métaphores étaient celles de l’enfermement. J’y vois au contraire une ouverture, à présent. Au propre, dans ces espaces libératoires où la drague en plein air se donnait libre cours, dans les années 1970; et au figuré par la même occasion, dès lors qu’on pouvait y échapper à tous les rôles sociaux, ne fût-ce qu’un instant, et peut-être illusoirement. C’était des lieux de rencontres, d’échanges qui n’auraient pu se faire ailleurs; la marge favorisait les confidences. Tel professeur (marié, père de famille) qui dans les couloirs de l’Université ne connaissait plus le jeune étudiant que j’étais, venait à moi la nuit tombée, dans le parc tout proche. Entre lui et moi il n’y eut jamais de relation sexuelle; mais nous parlions, de tout et de rien, comme de vieux amis. J’ai fréquenté plus intimement des avocats, des juges, un membre d’un Exécutif politique – c’était une ouverture vers le haut, dont je me souciais en réalité assez peu. Il était plus important pour moi, devenu universitaire, de ne pas rompre avec ma classe d’origine, et même de m’ouvrir à d’autres milieux – ouverture vers le bas, mais aussi vers d’autres cultures, avec tel serveur ou tel ouvrier en bâtiment espagnols, voire avec ces prostitués maghrébins, clandestins, qui avaient femme et enfants au pays, ne venaient ici que pour peu de temps, peu d’argent, et appréciaient ces moments d’échanges verbaux où le sexe n’avait aucune part. Une bande de casseurs surgissait, la police faisait sa descente, et nous partions tous en courant, pour nous retrouver un peu plus tard, au même endroit ou dans un bar – la complicité, le sentiment d’appartenance à un même groupe ayant été renforcés par ce bref épisode dont nous riions ensemble.

Rapidement, mes amours sont devenues durables. J’ai déserté ces lieux et cette forme de communauté. Je n’en garde aucun regret. Et oui, je ne recours plus aux périphrases lorsqu’il est question de ma vie intime. J’ai ma place, comme homosexuel aussi. Mais je reste reconnaissant envers cette période de ma vie où les frontières sociales étaient brouillées, où l’on pouvait découvrir d’autres formes de marginalisation, du haut en bas de l’échelle, et mieux les comprendre.
On nous accorde une place, donc, aujourd’hui. Dans les campagnes de publicité, par exemple: une célébrissime marque de soda s’est «engagée» dans la campagne du 9 février en publiant un «manifeste pour une Suisse moderne et sans discrimination, quelle que soit l’orientation sexuelle». Un parfumeur genevois, lui, s’intéresse au «label LGBTI», car il en existe un, à ce qu’il paraît. Sa responsable «en charge des avantages sociaux et de la politique de diversité et d’appartenance» l’affirme hautement: «Pour nous, c’est très important de créer un environnement de travail où chacun se sente respecté et puisse apporter le meilleur de lui-même. Ça nous permet d’attirer et de retenir les meilleurs talents. Le retour sur investissement est quotidien.» Mais cette place-ci, où s’associent compétitivité et rentabilité… non, je n’ai vraiment aucune envie de l’occuper.

Notre chroniqueur est écrivain.

Opinions Chroniques Guy Poitry

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lundi 8 janvier 2018

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